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Zighcult
4 août 2005

Anya

Première partie

Cela faisait déjà deux mois que Menad était venu à Agadir et il commençait à désespérer à trouver une habitation qui lui convienne ; non à cause du manque de logements vacants, mais parce qu'il en trouvait bien peu qui lui plaisaient et si c'était le cas le loyer était invariablement exagéré, comme si tous les propriétaires s'étaient donnés le mot pour dissuader tout nouvel arrivant, dans cette cité touristique, de s'y installer. Pour l'instant il habitait une chambre dans le grand hôtel où il travaillait depuis peu comme comptable ; il passait tout son temps libre à chercher dans les agences immobilières où on lui demandait pour de petits appartements la moitié de son salaire, si ce n'était les deux tiers, avec toujours des commissions exorbitantes à régler à l'avance...

Maintes fois il eut des promesses et chaque fois il fut déçu ; à part des magasins ou des villas pour émirs du Proche Orient, les petites annonces des rares journaux de la ville et de sa région n'offraient rien d'intéressant non plus ; il demandait autour de lui dans les épiceries, dans les cafés et auprès de ses collègues mais en vain ; comme le tourisme est une activité très lucrative pour la ville l'appartement le plus insignifiant, la petite chambre la plus infâme étaient retenus de longs mois à l'avance par des vacanciers venant de loin et coûtaient toujours trop cher...

Menad commença à élargir le champ de ses recherches, abandonnant peu à peu l'espoir de trouver quoi que ce fut à proximité raisonnable de son travail ; en voiture il sillonnait la banlieue d'Agadir mais partout ailleurs cela semblait être la même chose ; il continua malgré tout à prospecter à Anza, Inezgane, Dcheïra, Aït Melloul, mais partout il y avait pénurie de logements ; il commença à maudire le tourisme de masse qui le faisait pourtant vivre et à regretter d'être venu vivre dans cette ville si inhospitalière pour ceux qui n'avaient pas les moyens requis... Il n 'y avait pas de place pour les es moyennes, les comptables comme lui, les secrétaires de bureau, les ouvriers ou les marins pêcheurs, surtout si l'on est jeune, ayant tout sacrifié pour ses études dans l'espoir d'un avenir meilleur, débarquant de son bled berbère où il n'y avait plus d'espoir. Soit on était trop pauvre dans ce pays soit on n'était jamais assez riche, ce qui permettait à la plupart de survivre uniquement, faute de mieux.

C'était la troisième fois qu'il se rendait à Bensergaõ, petite bourgade située à peine à dix kilomètres de la grande cité, quand un vendredi matin, vers dix heures, il remarqua une vieille maison inhabitée ; il s'arrêta devant cette vénérable demeure qui paraissait endormie depuis des décennies, oubliée de tout le monde dans une région où le passe temps principal est l'activité immobilière et où le rêve de chacun est de posséder et louer n'importe quelle masure ; cette imposante maison en pisé à deux étages, surplombée de deux tours crénelées avait une architecture bien particulière ; elle était bâtie à l'ancienne, comme les « tighremt » de l'Atlas, ces grosses batisses en pisé à la fois forteresses, maisons, et étables, et de ce fait elle tranchait par son aspect traditionnel désuet avec toutes les constructions modernes en béton, sans caractère, qui l'entouraient.

Menad resta longtemps à l'observer, à l'admirer ; bien qu'elle fut si délabrée elle produisit sur lui un étrange effet, mélange de respect et d'admiration, comme si elle fut une personne vivante ! Elle lui rappela en outre les maisons bourgeoises du Tafilalet, sa région natale à tel point qu'elle suscita en lui un sentiment de nostalgie et une affection soudain débordante, comme si elle fut une parente chérie de son enfance ; jamais aucune autre maison ne provoqua en lui autant d'émotion, de tendresse mêlée de compassion ! Il lui sembla bizarrement qu'elle le regardait aussi et, sensation ridicule, qu'elle l'appelait, qu'elle le désirait ; pendant un court instant il fut plongé dans une drôle d'absence, un rêve éveillé dont il dut se ressaisir ; il eut un peu honte de s'être laissé allé mais il se rendit compte qu'il aimait bel et bien cette demeure d'un autre temps d'un amour fort et singulier, comme si elle lui fut désignée par un étrange destin...Il s'imagina en train de la restaurer et de lui rendre la splendeur qui fut la sienne assurément, il y a bien longtemps... Il détacha avec peine son regard des deux fenêtres aux volets clos, surmontées d'auvents aux tuiles ocres et de la grande porte qui paraissait être fermée sur un mystérieux secret.

Il n'hésita pas à frapper aux portes des maisons voisines pour demander à qui elle appartenait ; personne ne semblait vouloir lui répondre malgré sa politesse, comme s'il eut agi en impertinent, et les portes se refermaient avec défiance, avec l'invariable réponse laconique : « On ne sait pas ! ». Il n'eut pas plus de succès auprès des deux épiceries avoisinantes dont les propriétaires n'avaient jamais prêté attention à cette ruine qui encombrait leur quartier ; cela ne fit que raviver sa curiosité et il lui sembla qu'il était prêt à tous les efforts pour conquérir cette maison, du moins connaître son histoire et son éventuel propriétaire.

Comme il n'était pas très tard il se dirigea vers l'annexe de la mairie ; il alla directement au bureau de l'habitat, où il dut attendre longuement avant d'être reçu ; l'employé, un homme imposant en djellaba noire, l'appela en le toisant du regard et l'invita à s'asseoir sur une chaise brinquebalante.
_ Alors, que puis- je pour vous ? » Lui demanda- t- il sur le ton d'un homme important, lassé d'être sollicité par tous les misérables de la terre ; l'attitude méprisante de l'employé n'intimida pas Menad, qui le regarda droit dans les yeux et lui dit d'une voix calme :

_ Il s'agit de la maison n° 12, sise rue de Marrakech à Bensergao ; j'aimerais savoir, si vous n'y voyez pas d'inconvénients, à qui elle appartient et éventuellement si elle est à louer ou à vendre... »

L'urbanité de Menad et son accent particulier des gens du Sud agacèrent le clerc, qui devait d'habitude n'avoir affaire qu'à de pauvres paysans berbères illettrés, si faciles à dominer. Menad savait bien que beaucoup de fonctionnaires étaient corrompus à tel point qu'il fallait monnayer le moindre renseignement, payer n'importe quel service administratif, supplier presque pour n'importe quel papier auquel tout citoyen avait pourtant normalement droit, mais pour lequel il fallait payer en plus du prix du timbre des taxes occultes... « Oins le lacet pour qu'il glisse... », pensa t-il à ce dicton populaire qui résumait bien la procédure à suivre pour toute affaire à conclure. Effectivement, et comme il l'avait supposé l'homme replet le jaugea d'abord d'un œil torve, puis prononça la phrase convenue qu'il devait débiter invariablement à chaque fois qu'on sollicitait ses compétences :

_ Oh ! Vous savez ! Ce cas nécessite de sérieuses recherches et il n'est pas certain que les facs similés des actes notariés concernant une propriété ancienne soient encore conservés dans nos archives... »

Menad le rassura rapidement en lui répondant toujours sur un air calme et détaché, car il comprit vite ce jargon signifiant : « D'accord, mon bonhomme, je vais chercher ton renseignement, mais il faudra d'abord ouvrir ton porte feuille ! » Malgré la gêne qui l'étreignit et sa répulsion pour ce genre de transactions, il sortit discrètement un billet de deux cents dirhams qu'il glissa subrepticement sous le calendrier posé sur le bureau, avec un sourire hypocrite qui simulait la complicité, tout en continuant de parler de manière naturelle : _ Bien- sûr, bien - sûr, je comprends, maître, et croyez que je serai reconnaissant pour ces efforts, qu'Allah vous préserve... »

La valeur du billet n'échappa guère aux yeux cupides de l'employé qui se repositionna aussitôt avec satisfaction sur son fauteuil, comme animé d'un réel intérêt pour cette affaire et d'un dévouement fraternel à l'égard de ce jeune homme compréhensif. Il sembla en effet finalement disposé à vouloir faire quelque chose, se leva avec difficulté, ouvrit la porte de son bureau et dit aux trois quidams qui attendaient leur tour d'être reçus qu'il en avait fini pour la matinée et qu'ils devaient repasser l'après midi, ou une autre fois, s'ils le désiraient. Il rentra en refermant la porte derrière lui, satisfait, prit dans une armoire un gros eur noir qui portait une étiquette sur laquelle était calligraphié en arabe le nom du quartier et la rue où était située la maison en question et se rassit en soupirant comme après un immense effort. _ Voilà, voilà ! », chantonna t-il, visiblement heureux d'avoir trouvé si facilement le dossier, ou de commencer une affaire juteuse et inattendue. « Donc n° 12, rue de Marrakech... ».

Il repositionna doctement ses lunettes, tourna rapidement les premières pages du volume, s'arrêta à la lettre « M » et mit tout de suite son index boudiné sur le n° 12. Menad en ressentit bizarrement du dégoût, comme si cet homme qui le répugnait venait de toucher là quelque chose de sacré et de précieux pour lui. Il retint son souffle, impatient de ce qu'il allait apprendre. Le fonctionnaire ouvrit de grands yeux, étonné par ce qu'il lisait, hésita un moment puis récita :

« Maison construite en 1877, sous les ordres du caïd Ben Hassoun, percepteur de sa majesté chérifienne ; en 1924, la maison est vendue par les héritiers du caïd au sieur Ba Saïd, qui la revendit à son tour à monsieur Slimani, etc...Jusqu'à son dernier acquéreur, en 1964, un certain monsieur Amezyane, qui la légua à son neveu et héritier Hemmu Amezyane, résidant ... ». L'employé cessa de lire, étant arrivé apparemment à une information confidentielle qu'il désira vendre ; il feignit être surpris et s'exclama :

« Vous vous rendez compte ! ? C'est une maison construite sous le règne de Moulay Hassan 1er ! C'est sans nul doute la plus ancienne de la localité...Peu de maisons ici ont plus de cinquante ans ! Curieusement, depuis la mort de son premier propriétaire, le caïd Ben Hassoun, personne ne l'a jamais habitée plus de six mois de suite ; elle a eu successivement plus d'une dizaine de propriétaires ; actuellement elle appartient au sieur Amezyane, mais je crains qu'il me soit difficile de vous communiquer son adresse, car voyez- vous... ».

Il n'eut pas à finir ses fausses excuses ; Menad comprit ce qu'il sous- entendait par « difficilement » : une petite rallonge supplémentaire, qu'il n'hésita pas à lui glisser : un deuxième billet de cent dirhams ; s'il eut dit « impossible » il aurait dû payer plus cher, alors il s'estima plutôt heureux, désirant coûte que coûte avoir toutes les informations ; il ne prêta pas attention aux jérémiades de l'employé, qui continuait à justifier les risques qu'il encourait en divulguant des secrets professionnels ; il n'avait d'yeux que pour le stylo qui griffonnait en arabe les précieuses coordonnées, de peur que le fonctionnaire se trompât dans la rédaction de l'adresse, qu'il vérifiait en même temps en lisant à l'envers sur le registre noir. Quand le scribe eût fini Menad prit les deux lignes gribouillées qui lui valurent une jolie somme, les déchiffra puis, après les remerciements d'usage quitta le bureau où il commençait à étouffer.

Dehors il se sentit mieux ; le ciel était d'un bleu impeccable ; il respira comme une délivrance l'air sec et agréablement chaud qu'une brise légère parcourait ; il marcha lentement parmi la nuée d'enfants qui jouaient en jacassant sur la chaussée ; il était environ une heure de l'après midi, il avait faim et l'idée désagréable de devoir travailler par un si beau temps lui gâchait le plaisir d'être libre ; désormais il était obsédé par cette maison et il désirait lui consacrer tout son temps, connaître son histoire, et pourquoi pas l'acheter... Il se répétait mentalement l'adresse d 'Amezyane, comme prochaine étape de cette quête passionnante dans laquelle il s'était engagé.

Le soir même, après avoir fini son travail il se rendit chez l'homme. Celui qu'il recherchait habitait « l'Abattoir », un quartier populaire où toutes les maisons, blanches et cubiques se ressemblaient comme des morceaux de sucre alignés ; il n'y avait aucune originalité, pas même les formes des fenêtres exiguës, ni les portes qui étaient identiques, comme si les occupants avaient peur de se singulariser par quelque manifestation de leur fantaisie. L'asphalte qui recouvrait les trottoirs et la chaussée était ternie et défoncée par endroits et il devait regarder où il posait ses pas de peur de trébucher, d'autant plus que le soir tombait et la rue mal éclairée ; un peu partout des groupes de jeunes gens étaient debout ou accroupis à même le sol, bavardant adossés aux murs blanchis à la chaux ; ils semblaient être là depuis une éternité, à attendre on ne sait quoi, à s'ennuyer en observant ce qui se passait devant eux. Ils remarquèrent tout de suite Menad, un étranger intrus dans leur univers monotone et en bons physionomistes ils avaient deviné qu'il recherchait quelque chose ; il ne les effaroucha pas, non, car sa démarche était hésitante et ils avaient compris qu'il ne s'agissait pas d'un de ces policiers en civil qui leur pourrissait la vie ; d'ailleurs, les inspecteurs de police, ils les connaissaient tous depuis longtemps ; s'agissait- il d'un nouveau venu dans leur territoire, ou d'un touriste en quête de haschisch ? Le plus hardi d'entre eux s'adressa à lui amicalement :

Vous cherchez quelque chose ? Vous- faut- il quelque chose ? »
Oui, lui répondit Menad. Vous savez où habite monsieur Amezyane ?
Hemmu, le marin ? C'est la maison là- bas, de l'autre côté de la rue ; celle qui a la porte verte. »

Menad lui sourit en guise de remerciements, traversa la route et, sans hésiter, frappa à la porte ; il attendit longtemps, suffisamment pour être gêné par le regard des jeunes hommes désœuvrés qui continuaient à l'observer, mine de rien ; il frappa de nouveau, un peu plus fort, de manière à être bien entendu ; effectivement une gamine lui ouvrit ; elle le dévisagea, apeurée, et pour la rassurer il lui parla gentiment :

C'est bien ici la maison de Hemmu Amezyane ? C'est ton papa ? Est-il là ? » La petite fille n'eût pas le temps de lui répondre ; une grande personne, une femme sans doute, entrouvrit un peu plus, mais resta cachée derrière la porte. Menad ne put voir qu'un éclair de ses yeux et la main furtive qui ramena la petite à l'intérieur. Gêné d'avoir dérangé une personne si pudique Menad lui reposa la même question sur le ton le plus rassurant qu'il put. Elle hésita longtemps avant de lui répondre puis, d'une voix fluette de petite fille elle lui répondit que son mari était en ce moment au port et qu'il ne rentrait que dans deux ou trois jours ; Menad en fut déçu ; il désirait absolument voir Amezyane et de ce fait il insista :

_ Je suis désolé de vous ennuyer, madame, mais c'est une affaire urgente ; où pourrais- je le trouver au port ? Sur quel bateau travaille- t- il ? »

Devant l'insistance de Menad la femme daigna montrer son visage un peu plus ; il fut agréablement surpris de remarquer qu'elle était jeune, un beau visage d'un blanc si laiteux où brillaient de splendides yeux noirs qui n'hésitaient plus cette fois ci à le scruter avec une évidente assurance ; s'étant rassurée elle lui dit d'aller chercher un chalutier qui portait le nom d'Amur et qui mouille dans le petit bassin de pêche. Menad fut satisfait du renseignement et il n'eut pas le temps de la remercier, de contempler encore son beau visage lunaire qu'elle referma prestement la porte derrière elle.

Le lendemain, un samedi, il se rendit au port vers midi trente ; il en profiterait, pensait-il, pour déguster une grillade de sardines dans l'un de ces petits restaurants au bord de la mer, puis visiterait les bassins car depuis qu'il habitait Agadir il n'avait encore jamais vu un bateau de pêche de si près.

Il y avait foule ce jour là autour des petites échoppes qui proposaient, pour des sommes modiques, des fritures de toutes sortes, des tagines berbères épicés, accompagnés de salades de tomates et d'oignons rafraîchissantes ; il eut du mal à se garer car le terrain vague qui servait de parking était envahi de voitures aux plaques minéralogiques de toutes origines, qui arrivaient et repartaient sans cesse. C'était la fin du mois de juin et déjà les grandes vacances de l'été commençaient ; des familles entières se déversaient dans une gigantesque noria humaine qui allait durer deux mois. Menad devinait sans peine les travailleurs immigrés de retour, débarquant de Bruxelles, de la région parisienne ou de Hollande à leurs vêtements tout neufs et à leur façon de parler ; il regardait avec curiosité un autre type de visiteurs plus inquiétants, aux barbes hirsutes et à l'accoutrement moyen- oriental façon intégriste, parfois accompagnés de bambins vêtus d'habits aux couleurs vives et de leurs femmes recouvertes de pied en cap de voiles noirs, véritables fantômes humains qui avaient droit en cette période bénie à quelques semaines de vacances. Et si elles ne montraient jamais leur regard à l'horizon de la mer, elles humeraient au moins des odeurs et des parfums oubliés et écouteraient d'autres sons que ceux de leurs tours de banlieues où elles vivent loin de leur pays. Les familles du crû par contre n'auraient rien à envier aux dernières modes occidentales, paradant dans leurs atours au dernier chic de Paris ou de Londres , exhibant leurs gadgets et leurs téléphones portables à faire pâlir d'envie un représentant commercial nippon. Des jeunes hommes aux jeans lacérés, torses nus et bronzés comme de la terre cuite déambulaient, l'allure conquérante et magnifique dans ce brouhaha estival, une radio- cassette sur l'épaule hurlant les derniers tubes en vogue, ne se posant même pas la question si leur musique assourdissante plaisait à tout le monde.

Les jeunes filles qui se seraient contenues de longs mois chez elles dans leurs quartiers étouffants à Marrakech, Casablanca ou El Jadida se montreraient ici plus émancipées qu'une starlette californienne, piaillant, riant pour des motifs futiles, belles et aguicheuses, ne quittant pas des yeux le mâle esseulé devant une belle voiture et jouant avec un trousseau de clefs, comme une invitation secrète à la débauche et au profit. Qu'importe, puisque chacun était libre de s'amuser comme bon lui semblait dans cette ville consacrée aux plaisirs pendant quelques semaines, le temps d'oublier les misères de la vie... Chacun s'appliquait à se montrer en vacances, et les petits restaurants de poissons étaient un lieu de rendez - vous pour toute cette faune en quête de divertissements.

Trouver une place libre à une table, se faire servir rapidement relevait de l'exploit, tant l'anarchie, le bruit et l'agitation faisaient partie du folklore du lieu. Menad n'avait qu'une idée en tête : se restaurer et déguerpir au plus vite, quitter ce vacarme qui le saoulait et qui ne le concernait plus.

Il entra au port sans difficultés et dirigea sa voiture le plus près des quais ; quand il en descendit une odeur forte de mazout et de poisson pourri lui emplit les narines ; c'était l'heure du retour des bateaux de pêche, et une autre foule, plus accaparée par sa survie quotidienne, s'activait sur les quais humides et glissants. Dans le premier bassin il y avait déjà un nombre impressionnant de bateaux colorés, tels d'énormes insectes agglutinés les uns aux autres dans un enchevêtrement indescriptible d'antennes, de mâts et de cordes. Les cageots et les paniers de poissons fraîchement pêchés remontaient sur les quais et étaient aussitôt chargés dans des camionnettes frigorifiques.

Il y avait des disputes incessantes dans cette activité entre marins pêcheurs, mareyeurs et autres parasites qui étaient prêts à s'étriper au sujet d'un prix de vente non respecté, un acheteur plus offrant soudain préféré au précédent auquel était promise la cargaison de soles, de pageots ou de rougets ; quelques miséreux de la ville, souvent des femmes ou des enfants se retrouvaient là, comme des mouettes criardes, quémandant quelques maquereaux ou quelques sardines, des chinchards même abîmés qu'ils revendaient sur place ou le soir, au marché de la ville.

Menad se fraya un passage parmi cette cohue, n'ayant d'yeux que pour les noms des bateaux maladroitement badigeonnés, plus pompeux les uns que les autres : « l'Avenir », « le Victorieux », « l'Espoir », « la Baraka »... Comme il ne trouvait pas il demanda à quelques marins où il pourrait trouver le chalutier Amur ; après quelques tentatives on lui désigna un endroit auquel il se rendit aussitôt ; il découvrit finalement ce nom berbère écrit à la peinture blanche en caractères arabes et latins sur la cabine de pilotage d'un petit navire qui semblait, depuis longtemps, avoir fini de décharger sa pêche ; en effet, les deux marins qu'il interpella étaient déjà en train de laver le pont à grandes eaux, tout autour de l'amas de filets soigneusement entassés. Après avoir compris ce que Menad voulait l'un des pêcheurs s'absenta un moment puis reparut accompagné d'un grand gaillard habillé d'une djellaba brune, le crâne rasé luisant au soleil, la mine patibulaire d'un homme qu'on venait de réveiller en plein milieu de sa sieste après une nuit de chien.

Menad lui dit qu'il voulait lui parler et l'homme, impassible, l'invita d'un geste à monter à bord. Il n'était pas franchement à l'aise dans cet univers d'hommes rudes qu'il ne connaissait pas et il savait d'instinct qu'il ne fallait ni tricher ni user de politesses superflues pour dire ce qui l'amenait là. L'homme à la djellaba lui dit qu'il était bien Hemmu Amezyane et lui demanda ce qu'il lui voulait. Il eut du mal à ne pas bredouiller devant ces hommes qui l'observaient, curieux et méfiants, dans le tangage régulier du bateau et l'odeur des chairs décomposées qui empestaient l'air chaud ; il s'en emplit la poitrine, résigné, et parla calmement en regardant droit dans les yeux son colossal interlocuteur :
Monsieur Hemmu, je vous recherche au sujet de votre maison qui se trouve à Bensergaõ ; je sais qu'actuellement elle est inhabitée et j'aimerai discuter avec vous l'éventualité de vous la louer ou de vous l'acheter, si vous êtes prêt à la vendre... »

Le marin, aussi impassible qu'il voulut s'en donner l'air, semblait avoir reçu un choc après cette déclaration inattendue ; il écarquilla ses yeux endormis vers ce petit homme courtois, contempla un instant le port comme pour réfléchir, le temps de se ressaisir ; il houspilla pour donner le change l'un des marins qui était en train de nettoyer le pont, puis semblant avoir bien interprété le message et prêt à discuter, il invita le jeune homme à venir partager un thé avec lui.

Menad descendit des marches étroites vers une petite cabine mal éclairée qui sentait la sueur et le bois moisi ; il s'assit sur un divan- couchette et attendit, confiant ; Hemmu, qui semblait visiblement être le capitaine à bord, attendit que le thé fut servi pour s'asseoir à son tour ; il mit une musique chleuh pour détendre l'atmosphère sur un vieux magnétophone japonais, et avant de dire quoi que ce fut il attendit que le thé à la menthe infuse ; il procéda à ce rituel ordinaire comme s'il avait toute l'éternité devant lui, transfusant le liquide doré de la théière au verre, faisant accompagner l'écoulement d'un bruit bien sonore, goûtant ensuite avec plaisir une gorgée fumante, et quand il parut satisfait de la qualité du breuvage il daigna enfin bavarder.

Il désira d'abord savoir d'où venait Menad, ce qu'il faisait, s'il était marié ou non ; quand il eut toutes les informations qu'il jugeait apparemment nécessaires avant toute négociation, il lui demanda pourquoi il avait choisi cette vielle habitation et pas une autre. Le jeune homme lui répondit qu'elle lui plaisait tout simplement et qu'elle lui rappelait son enfance et son pays. Le capitaine eut l'honnêteté de l'avertir que tout y était à refaire, car son intérieur était aussi délabré que sa façade ; en outre elle ne comportait guère le confort moderne : il fallait installer l'électricité, revoir la plomberie hors d'usage, changer les toilettes anciennes, prévoir une salle de bains...

Menad ne semblait pas découragé par ce sombre descriptif et il semblait prêt à toutes les folies, car il voulait avoir absolument une idée du prix de vente ; leur conversation était tout à fait à l'opposé d'une transaction du genre : d'habitude c'est l'acquéreur qui se montre capricieux et réticent et le vendeur devait faire preuve dans ce cas de tout son bagout pour présenter la pire habitation comme l'occasion du siècle à ne point rater. Hemmu par contre semblait désirer dissuader ce jeune homme qui paraissait prêt à tout accepter à n'importe quel prix ; comme il semblait à court d'arguments il se tut et médita un court instant en contemplant les petites bulles d'air dans son verre de thé.

_ Il faudra quand même que je vous dise quelque chose, au sujet de cette maison, puisque vous semblez tant décidé à l'acquérir... », Reprit- il après un moment de silence. _ Quoi ? Un différend d'héritage ? demanda Menad inquiet. _ Non, non...En ce qui me concerne, je suis plutôt disposé à la céder, mais je dois vous avouer qu'elle est tout simplement inhabitable, non à cause de tout ce que je vous ai déjà précisé, mais pour une autre histoire... Figurez- vous que la maison est... hantée. Et vous ne pourrez pas y dormir une seule nuit en paix. »

Menad sursauta à ces paroles et ne répondit rien, tant il était surpris. Amezyane respecta son silence qu'il interpréta comme une sage réflexion ; « enfin ce jeune homme fougueux venait d'entendre raison ! » semblait- il penser. Il s'apprêtait à lui dire au revoir quand Menad lui répondit dans un ultime sursaut :
_ Merci pour votre sincérité ; j'accepte néanmoins de la prendre. _ Mais vous êtes vraiment inconscient ! S'étonna Hemmu. Est- ce que vous avez bien réalisé ce que je viens de vous dire ? La maison n'est pas normale ! Vous comprenez ? Elle est hantée ! _ Je la veux malgré tout ! répondit Menad sur un ton résolu, comme pour clore la conversation.

Hemmu lui fixa alors un rendez- vous pour le vendredi d'après, dans une semaine, le temps qu'il réfléchisse bien à sa décision ; si après ce délai il était toujours d'accord pour signer l'acte de vente il lui ferait alors visiter la maison dans la matinée. Le prix qu'il lui proposa lui sembla honnête pour une telle demeure et Menad ne semblait même pas vouloir le discuter.
_ A vendredi prochain, donc, à dix heures, je viendrai vous prendre chez vous. » Conclut Menad, en guise d'au revoir, serrant la poigne vigoureuse du marin qui semblait toujours dubidatif.

Les jours suivants il reprit normalement son travail et abandonna ses recherches d'un logement, décidé de n'acheter que cette maison pour laquelle il ressentait un grand amour, croissant de jour en jour, comme si elle fut la femme de sa vie ; il était déjà persuadé qu'il en était le propriétaire et fit le nécessaire auprès de sa banque afin de disposer d'une certaine somme d'argent, en prévision du jour de la signature du contrat. Il avait déjà tellement de projets pour restaurer la maison, la décorer à l'ancienne et il se refusait mentalement à penser à tous les désagréments qui pourraient survenir.

Bizarrement la question que la maison fut hantée ou non ne lui faisait pas peur, comme si il le savait depuis toujours, avant que le vendeur le lui dise. Ce détail étrange qui aurait fait fuir n'importe qui d'autre semblait paradoxalement être la cause de son engouement inexpliqué et chaque fois qu'il disposait de temps libre il partait, comme un amoureux transi, en voiture à Bensergaõ, se garait devant sa future demeure, comme pour prendre possession du territoire et signifier aux habitants du quartier qu'il serait bientôt leur voisin. Ceux qui avaient remarqué ses allées et venues régulières ne semblaient pas apprécier sa présence et malgré ses tentatives d'entrer en contact avec eux personne ne désirait lui parler.

Un soir, pendant qu'il était assis dans sa voiture garée à proximité de la maison, une vieille dame s'approcha de lui ; elle le fit penser aussitôt à une mendiante à cause de son apparence misérable et il s'apprêta machinalement à lui donner l'aumône, en cherchant dans ses poches quelque pièce de monnaie. Il était content que quelqu'un veuille bien lui parler, même si ce fut une vieille femme, nécessiteuse de surcroît ; il baissa la vitre, tendit à sa visiteuse une obole ; celle- ci le remercia en le bénissant mais étrangement elle demeurait là en face de lui à le dévisager, comme si elle attendait de lui autre chose ; elle semblait s'intéresser à lui, vouloir lui parler, et justement, après un moment de silence il lui demanda d'une voix gentille si elle habitait le quartier ; elle lui répondit par l'affirmative et le questionna à son tour sur ce qu'il venait faire là, à attendre ainsi, seul dans sa voiture ; l'indiscrétion de la vieille le fit sourire et il daigna satisfaire sa curiosité, puisque c'était une future voisine ; il lui apprit que bientôt il allait acheter la vieille maison qu'il lui montra fièrement du regard.

Elle sembla étonnée :
_ Ah bon ? Vous habiterez la maison du caïd ? Menad tressaillit de joie à ces paroles. Enfin quelqu'un qui semblait connaître l'histoire de la maison ! Il ouvrit sa portière et descendit de la voiture pour parler avec elle ; il avait tellement de questions à lui poser ! Il lui demanda, impatient, si elle savait ce qu'on racontait sur cette demeure, en hésitant de parler de cette histoire de fantômes.
_ Bien sûr que je sais toute l'histoire de cette maison ! Et comme vous semblez honnête et généreux je désire vous donner quelques trois conseils. Menad comprit à ces paroles que la vieille voulut lui soutirer encore de l'argent et il fit un geste résigné vers la poche intérieure de son veston ; elle sembla offusquée et protesta :
_ Non, non ! C'est uniquement par amitié que je voudrai vous parler, les bienfaits de Rebbi sont plus grands et sa rétribution viendra assurément pour celui qui sait être patient... »

Ces paroles pieuses le firent sourire et il l'invita à venir s'asseoir dans sa voiture, ce qu'elle accepta, en lui demandant néanmoins de se garer plus loin, dans un endroit moins fréquenté, moins éclairé. Menad, quoique intrigué, obtempéra et s'éloigna du quartier. Lorsqu'elle sembla rassurée il arrêta le moteur et se cala dans son siège pour lui montrer qu'il était tout disposé et impatient de l'écouter. Alors elle entama son histoire d'une voix grave et posée, comme le ferait une grand mère pour captiver l'attention d'un enfant :

_ Il y a bien longtemps, mon garçon, la maison que tu désires habiter maintenant appartenait à un homme de loi terrible, le caïd Ben Hassoun. Cet individu, venu des plaines de l'Ouest, n'avait aucun respect ni pour la terre ni pour ses habitants ; il régnait en maître absolu sur la région et outrepassait ses droits, accablant le peuple de corvées et d'impôts, chassant les paysans de leurs terres pour se les approprier, les revendre ou les offrir à ses proches, des citadins comme lui qu'il conviait de loin, s'enrichissant ainsi sans vergogne de jour en jour. Sa milice était impitoyable avec les gens du pays et pendant que le petit peuple subissait en silence, lui et sa cour vivaient dans un faste et une fête perpétuels.

Tant que ses administrés ne disaient rien l'ordre et la terreur du caïd régnaient ; les paysans essayaient de survivre tant bien que mal, mais dès qu'un homme ou une femme accablés, parfois un village entier se révoltaient, ils étaient aussitôt arrêtés, emprisonnés, torturés...Les paysans adressaient des suppliques au sultan de Fès qui demeurait sourd à leur sort tant que son représentant alimentait le trésor de l'Etat et faisait régner la loi dans ce pays rebelle à toute autorité. Beaucoup de personnes disparaissaient, les geôles étaient pleines, puis les gens se résignèrent petit à petit, confiant leur triste sort à Dieu qui contemplait leurs souffrances et attendirent avec patience que les choses changent d'elles mêmes, comme ils ont l'habitude de le faire , mais ce fut long, si long... »

La vieille arrêta son récit un moment, regarda dans le vide, comme si elle était ailleurs, revivant cette triste période. Elle reprit son souffle après un soupir puis continua :

« Le caïd Ben Hassoun pouvait donc, avec la bénédiction du palais, disposer des gens et de leur terre comme bon lui semblait ; il avait, comme tous les puissants de ce pays qui se prétendent croyants et pieux plusieurs épouses. Un jour, pendant qu'il se promenait dans une de ses propriétés agricoles il remarqua une jeune fille ravissante prénommée Tamurth, une paysanne âgée d'à peine quinze années dont il tomba amoureux ; il la désirât, la voulut pour lui dans son harem ; il fit venir le père, un pauvre paysan, qui savait à l'avance qu'il ne pouvait refuser aucun caprice de son maître. »
Tamurth ? » ne put s'empêcher de demander Menad, étonné. Quel étrange prénom ! Il signifie quelque chose ?
_Oui, répondit la conteuse ; cela veut dire dans la langue amazigh « l'amour du pays », ou le « pays bien aimé »... C'est un très vieux prénom qui a presque disparu, comme beaucoup d'autres, d'ailleurs. » « Cet homme donc ne savait si ce qui lui arrivait était une malédiction du Destin, car il chérissait sa fille de tout son cœur, et cela l'attristait profondément de la savoir entre les mains d'un homme déjà âgé et cruel ; il se résigna en pensant qu'elle ne manquerait de rien, et que lui même profiterait de la protection d'un gendre aussi puissant. De toutes façons, lui disait- on, il ne pouvait qu'accepter la demande, de peur de subir lui et les siens la colère du caïd.

Ce jour de noces funestes il fit ses adieux à sa fille qui pleurait, se serrant contre sa mère anéantie. On l'emmena de force vers sa nouvelle maison et le soir même, après l'approbation des « adouls » qui n'avaient qu'à entériner l'acte de mariage, elle se retrouva dans le lit du despote comme un simple fruit à peine mûr offert à un vieillard gâté ; il fit ses ablutions rituelles pour être en règle avec sa foi, se mit en prières devant elle, la consacrant à son Dieu, puis sans lui adresser la moindre parole de tendresse ou de réconfort il monta sur elle, de plus en plus excité ; elle se débattit tant qu'elle put, pleura, cria, mais personne ne vint à son secours ; plus la gamine lui résistait, au comble de la terreur, plus il s'acharnait sur elle, l'écrasant de tout son poids, lui jurant qu'il allait la mâter et qu'elle finirait par se soumettre. Harassée par sa lutte et son désespoir elle céda et pendant quelques semaines, chaque nuit, ces viols recommençaient ... »

Menad demeurait silencieux, subjugué par cette histoire triste qui lui faisait tout oublier de sa présence dans ce quartier sombre et hostile, de ses projets de bonheur dans cette maison dont il rêvait tant...Pourtant, si la vieille dame avait voulu interrompre son récit et partir, il l'aurait certainement priée de rester, de lui dévoiler la suite et la fin de ce témoignage tragique. Comme elle semblait revivre intensément par la pensée les événements affreux qu'elle relatait, il se tut respectueusement et évita le moindre geste qui risquât d'interrompre son recueillement. Après s'être ressaisie elle poursuivit son histoire sans le regarder :

« Au début Tamurth pleurait, suppliait tout le monde autour d'elle dans cette maison qui fut devenue sa prison et son tombeau des supplices, mais personne ne pouvait la secourir, ni même la réconforter, tellement ils avaient peur du caïd, puis, petit à petit elle se résigna, ne réagissant plus, ne disant rien, comme si elle fut devenue une morte vivante, un pantin sans âme... Le caïd ne s'attendait pas à cette forme de résistance passive, car même si dorénavant il pouvait abuser d'elle à sa guise il devinait qu'elle ne lui appartenait pas, qu'il était devenue comme inexistant à ses yeux, et cela il ne le supporta pas ; la jeune fille ne montrait ni dégoût, ni plaisir, ni même un semblant de refus quand il l'enlaçait ; il désira qu'elle lui soit soumise et consentante, même comme un animal, qu'elle s'habituât à lui, même si elle ne l'aimait pas, comme c'est le cas de toutes ses autres épouses ; mais de la voir ainsi, complètement indifférente à sa présence ou à son absence, comme une chose inerte étendue sur le sofa le mettait hors de lui ; il se moquait d'elle, l'insultait, la giflait, il la brutalisait pour la faire crier comme auparavant mais sa violence n'avait plus aucun effet sur elle ; il l'égorgerait qu'elle se laisserait faire, disaient les autres domestiques témoins de cette cruauté ; puis il essaya de la cajoler comme une enfant malade, de l'amadouer comme une petite sotte capricieuse, la combla de présents et d'égards sournois mais elle demeura obstinément impassible, ailleurs de sa portée, et cela l'agaçait prodigieusement, lui qui avait toute autorité sur les âmes de son entourage.

A la longue il se désintéressa d'elle et pour ne pas se reconnaître vaincu il la considéra folle, et la confia à ses serviteurs pour qu'elle leur servit de bonne ; il ne l'appelait plus que « la fêlée » et comme elle restait silencieuse et solitaire, prostrée dans les recoins comme un petit animal maltraité, elle devint le souffre douleur de la maison ; elle dépérissait peu à peu et un matin on la trouva morte, recrovillée sur elle même et sur sa folie, dans un coin sombre de la cuisine où elle dormait. On n'osa rien dire et le caïd ordonna de creuser une fosse dans le grand patio de la maison, où elle fut enterrée comme un vulgaire petit chaton. Des ouvriers érigèrent sur sa tombe une petite fontaine de mauresque et on l'oublia. Avec toutes les largesses que le caïd dut distribuer et le scandale que ce « regrettable incident » aurait pu générer, l'affaire fut vite étouffée...

Ses parents étaient venus demander de ses nouvelles et on leur répondit qu'elle avait disparue, qu'elle s'était enfuie un jour après avoir volé de l'argent ; devant la consternation et les pleurs du couple de paysans le caïd se mit en colère comme à son habitude et leur ordonna de ne plus revenir l'importuner, sinon il les mettrait à leur tour en prison, à la place de leur fille. Depuis il ne les revit plus et les fêtes, les réceptions continuèrent dans la grande maison comme auparavant, comme si le temps, autant de bruit et de lumière allaient faire disparaître à tout jamais le souvenir de ce crime .

Le caïd aimait inviter d'autres notables de son rang qui appréciaient les honneurs et les plaisirs de la vie et tout en savourant les mets les plus raffinés, en s'étourdissant de vin, ils écoutaient les musiciens et balbutiaient de leurs voix encanaillées les refrains des chansons grivoises. Un soir, lorsque la fête battait son plein, pendant qu'ils riaient, saouls, et admiraient avec concupiscence les ondulations lascives des danseuses, il leur sembla entendre comme des pleurs et des gémissements de souffrance ; ils se regardèrent gênés et étonnés et Ben Hassoun excédé ordonna à ses serviteurs d'aller voir qui était à l'origine de ces plaintes qui gâchaient leur plaisir.

Les domestiques cherchèrent partout, dans toutes les pièces et les recoins de la grande maison mais ils ne trouvèrent personne qui fut triste ou souffrant à ce point. La musique et les chants redoublèrent d'intensité sur les ordres du caïd mais les cris de douleur s'amplifièrent, devenant insupportables, comme si quelqu'un présent au milieu de l'assemblée subissait un martyre extrême. La fête cessa brusquement et les cris cessèrent peu à peu.

Quand le calme fut revenu le caïd salua piteusement ses invités et les raccompagna jusqu'à la sortie en s'excusant. Lorsque les musiciens et les chanteurs furent congédiés à leur tour il s'éclipsa dans sa chambre accompagné de l'une des chanteuses, sans se poser de questions outre mesure. Les domestiques rangèrent tout le désordre de la fête, se demandant qui était à l'origine de ces gémissements étranges. Une bonne toute affairée à ranger les plats encore pleins de viandes et de légumes leur dit qu'il lui sembla reconnaître le timbre de la voix de la petite Tamurth... Ses collègues, quoique troublés, se moquèrent d'elle, non à cause de l'incongruité de sa remarque, mais d'une frayeur soudaine, car ceux d'entre eux qui étaient proches de la jeune fille, qui l'avaient fait souffrir et entendu gémir réalisèrent soudain, avec effroi, qu'elle n'avait peut- être pas tout à fait tort... « Oui, pensèrent- ils secrètement, cela ressemblait tellement aux pleurs de Tamurth... »

Ils continuèrent malgré tout leur travail, en se disant que la jeune fille était bel et bien morte et enterrée, que les revenants n'existaient pas, et que les cris de souffrance ne pouvaient provenir que d'une maison voisine. Ils convinrent donc, pour pouvoir dormir tranquillement, de se renseigner dès le lendemain auprès du voisinage afin de découvrir qui avait tant souffert cette nuit- là... »

Menad était toujours captivé par le récit de la vieille femme qui semblait avoir encore beaucoup de choses à dire. Il désirait la croire, comme un enfant considère vraies les histoires extravagantes qu'on lui raconte, mais sa raison et son bon sens refusaient d'admettre les faits surnaturels. Il la laissa continuer, malgré l'heure tardive, sans l'interrompre. La conteuse ne semblait pas du tout fatiguée, bien au contraire elle voulait raconter jusqu'au bout cette folle histoire à laquelle elle semblait tant croire, comme un lourd secret du passé qu'elle désirait partager avec quelqu'un qui puisse l'écouter jusqu'à la fin.

« Depuis ce jour, à chaque fois que le caïd avait des invités le soir les gémissements reprenaient, jusqu'à ce que la fête fut gâchée et que les convives se retirent. Les domestiques les plus hardis parlèrent à leur maître, le priant de les autoriser à exhumer les restes de la défunte, de lui donner un enterrement plus décent et implorer son pardon. Il leur interdit de faire quoi que ce fut et se moqua ouvertement d'eux, les menaçant de bastonnade si ils reparlaient encore de la « fêlée » en sa présence.

Chaque nuit les gens de la maison entendaient des bruits mystérieux, comme si quelqu'un déambulait dans les couloirs, de pièce en pièce, ouvrant et fermant les portes ; ces phénomènes se répétaient fréquemment et ils s'assurèrent que personne parmi eux ne se levait la nuit. Dès que les lumières étaient éteintes l'étrange présence revenait, se manifestant par des bruits de plus en plus forts ; elle avait au début une prédilection pour les escaliers menant à l'étage du caïd qu'elle montait et redescendait continuellement. On entendait le bruit de son souffle et de ses pas glissant sur les marches, comme si elle portait des babouches fines qui claquaient prestement, comme la démarche d'une personne active recherchant quelque chose. Plus personne n'osait s'endormir dans certains endroits plus fréquentés que d'autres par la Présence nocturne ; plus personne n'osait se lever pour voir ce qui se passait dans la maison, même les gardiens qui restaient terrés dans leur réduit.

Désormais il n'y eut plus d'invités ni de fêtes à la maison. Le caïd fit venir des talebs, des exorcistes, pour qu'ils pratiquent des dénouements de sortilèges et prononcent des versets du Coran recommandées dans ce genre de cas ; on fit brûler de l'encens dans les pièces, on sacrifia des animaux, mais en vain... La Présence prenait plus d'assurance, s'approchait des gens couchés dans l'obscurité, les effleurait, comme pour les reconnaître ; tous ceux qu'elle touchait n'osaient plus faire de gestes ni même respirer, tant elle était proche d'eux ; ils récitaient affolés des prières, invoquaient Dieu et tous les saints mais chaque nuit leur supplice épouvantable recommençait. Des fois elle s'approchait de leurs têtes, ils sentaient son souffle à leur oreille et elle leur chuchotait : « Et moi, où vais- je dormir ? Où vais- je dormir ? Où est ma place ? »

Chaque matin ils se levaient terrorisés de leurs nuits cauchemardesques, ils ne parlaient que de cela à longueur de journée et ils étaient tellement fatigués à cause du manque de sommeil qu'ils titubaient où s'endormaient l'après midi. Le caïd avait bien sûr recommandé de laisser les lumières allumées mais le spectre les éteignaient toutes et recommençait ses déambulations incessantes, en chantonnant tristement : « Ma demeure, ma prison, mon cimetière... » Les femmes du caïd partirent les premières de la maison, les unes après les autres, malgré les menaces et les colères terribles de leur mari. Les domestiques supplièrent leur maître de déménager ou de les laisser dormir ailleurs mais il leur intima l'ordre de demeurer avec lui, en menaçant de les mettre à mort si jamais ils essayaient de s'enfuir.

Quelques servantes racontèrent ce qui leur arrivait et se plaignirent de leur sort aux voisins ; la nouvelle s'était aussitôt répandue de maison en maison, de hameau en hameau, et à travers toute la contrée. Désormais plus personne n'osait s'approcher de la demeure maudite. Le caïd employa les grands moyens en faisant venir de la caserne des soldats armés pour veiller toute la nuit . Mais dès que les lumières étaient éteintes, malgré leurs efforts de les rallumer un souffle émanant d'une bouche invisible les éteignait, les lourds bougeoirs et les lampes étaient renversées, jusqu'à ce qu'une obscurité et un silence absolus règnent à nouveau. Et alors les déplacements, les soupirs et la « voix » reprenaient tout autour des personnes en proie à l'épouvante. Les soldats s'enfuirent une nuit sans demander leur reste, quand la main glaciale et tremblante du spectre se posa sur la nuque du capitaine ; il hurla de terreur et courut dans le noir vers la sortie, suivi de ses soldats.

Finalement, Ben Hassoun qui était devenu hâve et misérable dans son apparence s'avoua vaincu et il décida d'abandonner cette maison maudite ; mais le jour où il décida de partir vers un autre domicile il tomba subitement malade, fiévreux et les jambes raidies par une douleur insoutenable comme si une force le retenait là, sur le lieu de son crime, et personne ne resta plus à son chevet. Il mourut ainsi, saisi par d'atroces souffrances dans le lit même où il avait maintes fois violé Tamurth et d'autres innocentes, sans doute. On raconte que le jour de son enterrement les fossoyeurs n'arrivaient pas à mettre son corps qui avait démesurément enflé dans la tombe. On couvrit son cadavre simplement d'un monceau de terre et le lendemain il fut retrouvé déchiqueté, morcelé on ne sait par qui, par des gens qui désiraient se venger de tant de souffrances subies ou par des hyènes ou des chiens affamés. »

« Tout le pays était en liesse et petit à petit la vie redevint paisible dans la région ; les habitants réapprirent à vivre car le nouveau caïd était un homme plus juste ; la maison de Ben Hassoun ainsi que tous ses biens furent vendus, ou partagés entre ses héritiers. Lorsque le nouvel acquéreur emménagea, n'écoutant les avertissements de personne, on s'aperçut que les phénomènes nocturnes n'avaient pas disparu avec la mort du caïd ; malgré les tentatives d'apaiser les esprits les lieux restèrent hantés ; depuis la maison changea maintes fois de propriétaires mais personne n'osait l'habiter ; certains avaient songé la démolir, pour effacer toute trace du passé, mais à chaque fois que des travaux allaient avoir lieu il arrivait quelque malheur au propriétaire entreprenant et on comprit enfin que ce lieu désirait rester inviolé, figé sur son passé maudit. »

Menad, qui avait tant de projets de rénovation pour sa future résidence fut attristé à ces dernières paroles : ainsi, lui non plus ne pourrait toucher à quoi que ce fut dans cette maison vétuste, au risque de s'attirer quelque catastrophe ! La vieille femme qui comprit son dépit le rassura : « Mon garçon, je t'ai raconté l'histoire de la maison du caïd Ben Hassoun ; ce lieu n'est pas maudit pour toujours, seulement il y a une âme qui s'y trouve emprisonnée et qui souffre encore ; tu pourrais la libérer, la soulager de sa souffrance et elle saura être reconnaissante. »

_ Mais... Comment faire une chose pareille ? » demanda Menad, perplexe. La dame sourit :
_ Surtout, poursuis ton projet ; cette maison est pour toi, achète- là et elle fera ton bonheur, je te le promets. Ne renonce pas à cause de ce que je t'ai raconté ; lorsque tu y habiteras je te montrerai comment procéder pour la libérer et la purifier de toute souillure du passé. Pour l'instant, rentre chez- toi et ne change pas d'avis. Compte sur mon aide... »

Menad ne savait pas quoi penser de ces promesses mystérieuses ; il aurait aimé en savoir davantage mais déjà la vieille femme le salua, descendit de la voiture et disparut dans les rues obscures.

Il resta là encore un long moment, songeur, afin de bien se rendre compte de l'histoire absurde qu'il venait d'entendre et dans laquelle il se trouvait pris. Qui était cette pauvre femme bizarre ? Etait- elle réellement une mendiante ou quelque folle errante dans le quartier, et comment savait- elle autant de choses sur ces lieux ? L'idée que ce fut une simple d'esprit lui sembla probable, car il y avait tant de déments qui erraient dans ce pays en toute liberté, vaticinant des histoires de djinns et de sortilèges, de maisons hantées et d'envoûtements à n'en plus finir. Il se demanda si c'était bien raisonnable de la croire, si il n'était pas victime d'une grossière mystification. Il pensa que la mystérieuse vieille était peut- être une complice d'Amezyane , qui cherchait à le persuader d'acquérir cette maison ; mais non, pensa t-il, si le marin désirait se débarrasser de cette ruine il n'aurait jamais parlé de tous ses inconvénients, et surtout pas de fantômes ; bien au contraire il s'était montré sincère et avait même essayé de le dissuader. Menad ne voyait aucune réponse logique à toutes ses interrogations. Il démarra sa voiture et roula doucement jusqu'à son hôtel, comme pour mieux se remémorer chaque parole de l'étrange récit.

Quand il arriva chez lui il résolut de ne plus penser à cette histoire et il s'endormit paisiblement ; cette nuit là il eut un rêve qui l'avait extrêmement impressionné : une jeune fille très belle mais qui semblait malheureuse, l'appelait à l'aide ; ils étaient tous deux dans un vaste champ de blé mûr, mais si éloignés l'un de l'autre ; elle l'appelait par son prénom : « Menad ! Menad ! », en tendant désespérément ses mains vers lui. Il essayait de s'approcher d'elle mais il n'arrivait pas à se frayer un chemin à travers l'épaisse barrière d'épis ; une nuée de corbeaux tournoyait au dessus d'eux, croassant et les menaçant de leurs serres et de leurs becs acérés. Il sentait un grand désir emplir sa poitrine et s'avançait tant bien que mal vers elle en criant son nom : « Tamurth ! Tamurth ! » Au moment où il arriva enfin à frôler ses doigts Tamurth se transforma soudain en une magnifique tourterelle qui s'éleva vers le ciel pour disparaître dans la lumière aveuglante du soleil ! il n'y avait plus de corbeaux et ils se sentaient libres, comme deux enfants heureux dans l'immensité du champ de blé.

Le lendemain, lorsqu'il se réveilla il se rappela nettement son rêve, comme si il l'avait réellement vécu. Il ne se laissa pas impressionner et les jours suivants, il ne retourna plus à Bensergaõ et s'absorba dans son travail, pour oublier l'impatience qui le tenaillait. « Plus que deux jours et l'acte sera signé » se répétait- il. Je serai alors propriétaire d'une maison bien mystérieuse... J'ai hâte de la voir de l'intérieur ! Est- ce que la fameuse fontaine existe toujours ?... »

Pour contenir son empressement il allait le soir après avoir fini son service sur les boulevards de la ville ; il y avait foule dans les rues et les terrasses des cafés et des restaurants étaient bondées. Des orchestres jouant des musiques modernes animaient ces soirées d'été où il faisait tellement bon d'être dehors ! Des vendeurs à la sauvette profitaient de l'affluence des touristes pour étaler leur bric à brac sur la chaussée, obstruant par endroits les passages ; des jeunes gens applaudissaient, dansaient et sifflaient pour encourager les artistes qui se livraient à une rivalité somme toute bien sympathique ; il y avait de la chaleur, de l'insouciance, des rires partout et le bonheur de cette foule le rendait heureux.

Il s'assit à la terrasse d'un café dont l'orchestre avait visiblement peu de succès, sans doute à cause de ces chansons berbères vieillottes qu'ils interprétaient ; il y avait autour de lui quelques couples d'amoureux qui semblaient comprendre les paroles des chansons, heureux d'être ensemble, bercés par la musique traditionnelle monotone et pourtant nostalgique, sous le ciel étoilé. Menad commanda un soda et tout en sirotant sa boisson il contemplait la beauté radieuse des jeunes filles au teint hâlé. Leurs compagnons ravis s'appliquaient à les faire rire ou les entretenaient de sujets frivoles qui les enchantaient. Il se sentit seul, livré au silence de ses monologues sans fin ; depuis qu'il était venu à Agadir, quittant son village, il ne connaissait encore personne ; il ressentit l'envie d'une présence féminine à ses côtés. Son étrange et beau rêve lui revint alors à l'esprit et en fermant les yeux il revit l'image de Tamurth le regarder, lui sourire, l'appeler. Elle avait tant d'amour pour lui et il désirait la rejoindre, mais ce n'était qu'un rêve étrange et absurde...Il tressaillit au glapissement strident de la voix d'une chanteuse qui parlait d'une colombe accablée de ne trouver la branche qui la porterait et réalisa qu'il pensait encore à une image inexistante, le fantasme d'une femme morte il y a plus d'un siècle !

N'était-il pas en train de perdre la raison ? Il se réjouit de s'être rendu compte de son délire et se promit de mieux contrôler ses rêveries. Il avait des projets de vie laborieuse, prospère et tranquille et il ne devait surtout pas perdre le sens des réalités ; bientôt en hiver, lorsque les estivants seraient revenus à leur quotidien il aura ses vacances, il rentrera chez lui à Ouarzazate, et dans un an ou deux, si tout allait bien, lorsqu'il serait définitivement installé, bien aménagé sa maison magnifique il se marierait avec une fille de sa région et aurait deux ou trois bambins ; il ne désirait rien d'autre qu'une vie paisible et heureuse, sans tumultes ni regrets ; non, ce n'était pas encore le temps de s'abandonner à des chimères !... Mais plus il essayait de se divertir, plus ses pensées vagabondes l'assaillaient :

« Tamurth, amour du pays... » il se répétait les mots de la vieille femme, essayait de les relier à son rêve et à son état d'esprit mélancolique, comme s'il y avait quelque lien invisible et tenace entre tout ce qui lui arrivait. L'orchestre entonna une nouvelle chanson plus enjouée, encouragé par les applaudissements des spectateurs ; il regretta ces pensées puériles qui l'envahissaient ; il ouvrit grand ses yeux comme pour mieux regarder le monde, contempla les gens qui prenaient du bon temps et se dit que c'était cela la réalité, la vraie vie, celle du bonheur immédiat et au présent. Il fallait qu'il parlât à quelqu'un, un ami, qu'il s'amusât tout simplement, au lieu de gâcher les plus belles heures de sa jeunesse dans des rêveries stériles d'amour chimériques et de succès incertains. Quand la chanson fut terminé il applaudit plus fort que les autres, comme pour chasser sa nostalgie, cet insupportable sentiment d'exil, d'être loin des siens et de son pays !

Il se leva et se fendit dans la foule en ne pensant plus à rien ; il se laissa imprégner goulûment par tout ce que lui apportaient ses sens, sans se poser de questions, sans plus réfléchir ni au passé ni au futur, heureux de vivre l'instant présent et avide d'images changeantes, gaies, de couleurs et d'expressions sur les visages, dévorant des yeux la beauté des jeunes filles qui passaient tout autour de lui, humant les parfums distillés dans leur sillage, se retournant pour contempler la brune qui passe et à laquelle il aurait tant aimé parler ; il marcha longtemps dans le bruit et les lumières du boulevard et ne rentra chez lui que très tard, exténué et ravi de sa longue promenade malgré sa solitude.

Ce vendredi matin était un jour tant attendu ; il se leva de bonne heure pour se préparer, sans se presser ; il fit sa toilette, s'habilla de façon élégante comme s'il fut invité aux noces d'un parent et après avoir déjeuné il fit une prière pour chasser de son esprit toutes les mauvaises pensées et le mauvais œil ; il avait la superstition en horreur, mais ce jour- là il désirait que tout fut impeccable. Aux alentours de dix heures il frappa à la porte du marin ; celui- ci l'accueillit, souriant et impressionné par sa mise des grands jours ; il l'invita à entrer, dans une pièce qui faisait office de salon de réception, pour boire un thé et préparer les modalités de la vente ; la femme de Hemmu était quelque part dans la maison silencieuse, il devinait sa présence imperceptible ; c'était sans doute elle qui avait préparé ce thé, moins rude que celui qu'il avait bu la première fois sur le bateau ; c'était elle aussi qui avait déjà disposé sur la table ces soucoupes de petits gâteaux secs, d'amandes et de cerneaux de noix. Il était absorbé dans la contemplation de cet intérieur modeste et chaleureux quand son hôte lui demanda s'il avait bien réfléchi à son projet ; Menad le rassura en lui répondant qu'il avait hâte de voir l'intérieur de la maison et de régler le plus tôt possible cette transaction, le jour même si ce fut possible. Amezyane sourit de cet enthousiasme, satisfait de conclure cette affaire avec un jeune homme si déterminé, prêt à payer sans marchander. Confiant, il entendait prendre son temps en servant encore d'autres verres de thé et si Menad ne lui avait fait remarquer qu'il devait reprendre son service en début d'après midi il aurait encore préparé une autre théière.

Vers onze heures ils arrivèrent à Bensergaõ ; Menad gara sa voiture le plus près de la maison et laissa le marin mener la suite des opérations ; Hemmu sortit des pans de son burnous un énorme trousseau de clefs, en essaya quelques unes et finalement la porte s'ouvrit. Il sembla hésiter un instant, prononça d'une voix sonore « Wa Rebbi ! Protège- nous ! » comme pour se faire entendre de Dieu, puis s'engagea d'un pas prudent vers l'intérieur, suivi du jeune homme que toutes ces précautions amusaient ; ils avaient d'abord traversé un long vestibule humide et mal éclairé, du plafond pendaient des haillons de toiles d'araignées chargés de poussières et de débris de toutes sortes ; Menad eut l'impression de profaner quelque temple secret, ou plutôt un tombeau inviolé depuis des siècles ; quand ils arrivèrent au bout du vestibule un vaste espace baigné de la lumière du jour les accueillit ; Menad fut époustouflé par la beauté du lieu qui, malgré la poussière et la saleté accumulées durant des années présentait la magnificence d'un petit palais mauresque, inimaginable dans ce quartier populaire ; cette cour carrée ouverte sur le ciel mesurait au moins une cinquantaine de mètres de chaque côté et le sol était recouvert de dalles de marbre blanc tacheté de rose et de gris ; de chaque côté de l'immense patio se dressaient des colonnes couleur de corail, dont la hauteur mesurait environ cinq mètres, soutenant de larges balcons en moucharabieh, entrecroisement délicat en bois de cèdre, derrière lequel on apercevait des portes en bois orné des pièces du premier étage.

Menad demeura bouche bée, incrédule devant la délicatesse des dentelles de stucs blancs colorés de bleu et d'or ; partout les murs étaient recouverts de zelliges aux dessins géométriques si fins et si complexes ; la partie supérieure était parcourue d'une frise interminable représentant des motifs entrelacés, d'arabesques et de calligraphies. Il n'avait jamais vu pareille splendeur ailleurs, sauf dans les palais ou les demeures de la grande bourgeoisie de Fès, Rabat ou Marrakech. C'était l'œuvre demeurée intacte d'artisans géniaux d'une autre époque, où les maîtres ne se contentaient pas de copier, mais faisaient preuve de savoir faire et de poésie.

Malgré le cachet traditionnel de ce chef d'œuvre Menad décelait ça et là des bizarreries de , des marques d'originalité discrètes, dans les contours en ogive de quelques fenêtres, ou des bas reliefs surplombant les portes, en forme d'écus, représentant des épées entrecroisées, surmontés par un croissant horizontal, telle une coque de bateau stylisée. Il n'avait jamais vu ces armoiries nulle part ailleurs et se demanda qui aurait bien pu commander un tel ouvrage, de facture turque ou européenne. Peut- être le caïd Ben Hassoun entretenait- il des relations avec des étrangers ? Ce n'était sans doute pas Amezyane, qui aurait pu satisfaire sa curiosité, pensa- t-il.

_Curieux, n'est- ce pas ? Le caïd Ben Hassoun entretenait des liens avec des pirates Européens, qui venaient se réfugier jusque dans la rade d'Agadir... Ils s'attaquaient à des navires négriers qui venaient de la côté guinéenne, arraisonnaient les pauvres captifs pour les revendre comme esclaves dans les grandes villes du Nord du Maroc. Ben Hassoun et d'autres notables avaient bien profité de ce commerce... »

Menad resta confondu par les connaissances de ce modeste marin pêcheur Chleuh, qui semblait ne pas du tout s'intéresser à toutes ces merveilles et qui visiblement désirait accélérer la visite pour quitter ces lieux au plus vite. Le jeune homme sembla le provoquer lorsqu'il s'avança à pas mesurés vers la petite fontaine en forme d'étoile octogonale qui était placée au beau milieu du patio ; elle était en quelque sorte par sa position centrale le cœur de cette maison sans vie. Au centre de ce bassin se dressait une colonnette de marbre d'un mètre environ supportant des ouvertures, des becs en bronze rouillé, d'où devait jaillir l'eau, il y a bien longtemps. Amezyane , qui commençait à montrer des signes d'impatience l'appela et il le rejoignit ; il lui montra encore quelques pièces vides, puis les cuisines, les salles d'eau, d'autres pièces encore plus immenses qui devaient être des salons ; tout devait être magnifique auparavant mais il se dégageait malgré tout de cette demeure une tristesse indéfinissable : l'air, les murs, les bois, chaque recoin semblaient exhaler des relents d'un immense chagrin, comme si le voile lourd du malheur recouvrait toutes choses et que la maison toute entière était sur le point de gémir et de pleurer.

Amezyane, le regard inquiet, estima qu'il était temps de repartir ; il semblait fuir ce petit palais en se dirigeant vers l'extérieur, suivi de Menad qui jetait un dernier regard vers l'arrière, comme s'il désirait demeurer là encore quelques instants, captivé par une présence qui lui semblait familière et qui voulait le retenir aussi. Dehors le marin reprit sa mine réjouie, celle d'un enfant qui aurait commis quelque exploit ou quelque bêtise et serait maintenant hors de danger, soulagé et impuni. Quelques voisins étaient là, sur le trottoir, curieux de les voir ressortir de ce lieu.

Au loin, au coin d'une rue, Menad crut reconnaître la silhouette penchée et sombre de la vieille femme qui paraissait s'éloigner ou se cacher. Il voulut l'appeler, la suivre et lui parler, mais elle semblait fuir pour ne pas être remarquée ; Le jeune homme raccompagna Amezyane chez lui ; durant le trajet le marin continuait d'être jovial, volubile ; il voulait savoir les impressions du jeune homme sur la maison, si elle lui plaisait toujours, et sur ce qu'il allait entreprendre désormais. Menad ne désirait guère parler mais lui dit comme pour clore ce bavardage de circonstance qu'il aimerait signer l'acte de vente le plus vite possible. Arrivés à Agadir ils se rendirent chez un notaire et l'affaire fut conclue.

( A suivre... )

ANYA, deuxième partie

Le lendemain, dans l'après midi il revint à Bensergaõ, seul cette fois- ci, avec un sentiment de fierté et une joie immenses de se savoir enfin propriétaire de la maison de ses rêves ! Jamais auparavant il n'aurait imaginé habiter, même dans ses délires de gosse, une si belle demeure avec facilité et l'acquérir pour le prix d'un modeste appartement ! « C'est vraiment un miracle, un cadeau du ciel ! » pensait- il en remerciant Dieu d'une telle providence. Il était pressé d'y entrer, de la nettoyer de fond en comble et réalisa aussitôt qu'il n' y arriverait jamais seul, tant la maison fut vaste et délabrée. Il avait assurément besoin d'aide pour une telle entreprise, mais qui aurait- il pu solliciter dans l'immédiat ?

Avant de se diriger vers la maison il s'arrêta dans un marché où il acheta tout ce qui lui était nécessaire pour une première installation et du matériel de nettoyage. Il eut tant de choses à transporter qu'il dut faire trois allers- retours, entreposant balais, seaux, serpillières, ensuite un simple matelas avec des draps, une couverture et un oreiller, ainsi qu'une petite table ronde. Le reste des courses il les fit dans une épicerie tout près de son domicile et le soir même il était prêt à passer sa première nuit chez lui.

Il se retrouva en fin d'après midi seul, au sein de ce rêve de pierre et de marbre auquel il se sentit bizarrement appartenir plus qu'il en était le propriétaire ; il eut l'étrange impression une fois qu'il eut refermé la porte séculaire derrière lui qu'il se retranchait soudain du monde extérieur d'une manière absolue ; impression agréable aussi de baigner dans un lac de sérénité irréelle où flottaient la caresse d'une fraîcheur apaisante, une pénombre douce et orangée annonciatrice du crépuscule. Il se sentit totalement isolé et vulnérable face à l'inconnu et eut peur, dès ses premiers pas dans ce silence impressionnant, comme s'il était un intrus dans un univers ni hostile ni amical, à la fois épié et témoin d'une effroyable histoire d'un autre temps. Il aurait aimé tout simplement jouir de son bonheur d'être présent en ce lieu féerique, ouvrir toutes grandes les portes, les fenêtres, monter et redescendre l'unique escalier pour accéder au premier étage encore inexploré. Il désira visiter toutes les pièces qu'il n'avait pas encore pénétrées, courir comme un enfant heureux et s'étendre, comblé de joie dans le grand patio blanc qu'il n'osait approcher. Il lui parut plus sage de ne pas faire trop de bruit. Il commença à ranger ses quelques bagages dans les deux pièces du rez-de-chaussée les plus proches de la porte de sortie par souci de commodité d'abord, mais surtout par prudence .

Ce lieu lui inspirait une crainte instinctive mais aussi un profond sentiment de respect ; il décida donc ce premier soir de ne se manifester que de la manière la plus discrète et la plus réfléchie qui soit, et de pénétrer ce lieu _ ou de cohabiter ?_ sans hâte et avec beaucoup d'humilité. Il prépara son lit pour la nuit qui s'annonçait, comme le ferait tout voyageur égaré dans un lieu de fortune. Sur quelques planchettes qu'il suréleva par des briques il installa un emplacement pour une cuisine sommaire. Après avoir préparé son dîner il s'installa sur le bord du matelas, mangea sans précipitation, en réalisant qu'il était enveloppé inexorablement par les ténèbres qui avançaient, effaçant les contours rassurants des choses. Sur la petite table il apprêta quelques bougies qu'il maintint une à une, en faisant fondre la cire brûlante sur des supports rudimentaires qu'il trouva autour de lui : planchettes, pierres, lui servirent de candélabres. Il y avait dans ses gestes qui faisaient naître la lumière une dévotion quasi religieuse, comme si il procédait à un rite propitiatoire.

Les fines flammeroles d'abord hésitantes s'intensifièrent, éclairant son visage, ses mains, projetant sur les murs blancs des ombres démesurées qui ondoyaient dans une danse étrange et lugubre. Il éprouva à ce moment ce sentiment d'affreuse solitude, amplifiée par la peur terrible et poignante de la nuit qui tombait. Il s'allongea malgré tout, prêt à s'endormir dans son refuge, pour se reposer d'une journée exceptionnelle ; il avait la certitude d'être bien chez lui et voulait se convaincre de toutes ses forces qu'aucun être, homme, femme ou fantôme ne pourrait venir lui disputer son nouveau territoire, qu'il désirait conquérir et s'approprier pleinement. Il pensa à l'électricité et à l'eau courante qu'il lui fallait installer au plus vite, maintenant qu'il avait décidé de vivre là. Demain, pensa- t - il pour chasser le silence qui l'oppressait, il irait solliciter les services compétents ; une nouvelle adresse, sûre et durable qu'il enregistrerait sur ses papiers administratifs, les meubles à acheter, une armoire ou un bahut pour ranger son fatras de livres et ses vêtements encore pliés dans ses deux sacs de voyage et sa valise encore fermée. Tant de travaux restaient à faire et il réfléchit méthodiquement à l'argent et au temps qu'il lui fallait ; il se promit, confiant, d'avoir la patience et le courage pour y arriver.

Ses plans et ses résolutions étaient malgré lui brouillés par le souvenir de plus en plus persistant des paroles de la vieille femme : le récit terrible qu'il essaya vainement de chasser de ses pensées s'imposa de nouveau à lui, et une procession de fantômes du passé, qu'elle avait évoqués dans son récit fantastique ressurgit dans son imagination de plus en plus affolée : l'effroyable caïd, tyran maléfique tout puissant, vociférant comme une bête monstrueuse lui apparut ; il entendit les plaintes et les pleurs de la pitoyable Tamurth, créature pure et vulnérable se débattre dans un combat démesuré et atroce, pendant que les musiciens et les chanteurs lui apparaissaient alignés pour une fête macabre, les silhouettes floues des invités et des domestiques se précipitaient et se mélangeaient dans son esprit ; il lui sembla entendre des sons imprécis et lointains, comme provenant de l'au- delà, chargés de rires et de musique, de détresse et de pleurs. Il ferma ses paupières de toutes ses forces et souhaita effacer les images de ces visages douloureux ou menaçants qui planaient au dessus de lui ; il refusait de se laisser envahir par la peur, cette compagne redoutable de la nuit et de la solitude et d'un geste résolu il éteignit les bougies presque consumées, récita en silence une prière et peu à peu il s'endormit, confiant son repos à Dieu, seul recours et ultime protecteur face à la terreur qui l'assaillait.

Le lendemain il fut réveillé par un piaillement doux de moineaux provenant du patio ; il entrouvrit légèrement ses yeux, cligna à la lumière du jour qui éclairait doucement la pièce ; il mit un instant pour réaliser où il se trouvait , croyant un instant qu'il était chez ses parents dans sa maison natale, ou dans sa chambre d'hôtel, à laquelle il s'était habitué. Non, ce n'était pas un songe, il se trouvait bel et bien dans le lit qu'il avait installé la veille dans sa nouvelle maison. Il se sentait tellement paisible et si reposé, comme s'il émergeait d'un long sommeil, qu'il aurait désiré prolonger indéfiniment. Il se leva, fit sa toilette et prépara son déjeuner, heureux de vivre une nouvelle journée qui s'annonçait belle et bien remplie. Il savoura son café adossé à une colonne sous le ciel bleu et pâle face à l'énigmatique fontaine qui paraissait pétrifiée dans un sommeil éternel.

Et si la vieille femme avait raison ? Si vraiment un corps humain fut enterré là, au beau milieu de la maison, dans des conditions tragiques et attendant vengeance et rédemption ? Il but une dernière gorgée de café. Non, il n'allait pas encore être envahi par des pensées macabres ! « Si un corps fut enterré là, qu'il repose désormais en paix ! Que ses pierres le retiennent ! » pensa t- il en se relevant.

Il mit son blouson et sortit, muni des documents pour s'abonner à l'eau et à l'électricité ; après avoir obtenu un rendez- vous avec les techniciens et fait des courses il rentra chez lui guilleret, satisfait de sa matinée. L'après-midi il se changea et procéda à un ménage minutieux et enthousiaste, remplissant, pièce après pièce des sacs entiers de poussière et de gravats qu'il entreposait sur le pas de sa maison. Il était blanc de poussière, l'aspect terreux de la tête aux pieds et des toiles d'araignées accrochées à ses cheveux poudrés.

Certains voisins qui passaient devant cette porte condamnée depuis toujours s'arrêtaient éberlués, pour observer à la sauvette cet étrange ouvrier qui osait défier seul cette maison que personne avant lui n'avait jamais pu habiter ni même approcher. Ils passaient vite leur chemin, ne sachant si ils avaient affaire à un revenant ou à un humain complètement dément, capable de transgresser le pire tabou de leur quartier ! Seuls des enfants récalcitrants restaient là, malgré tout à l'épier à bonne distance, puis à le regarder de plus près, curieux et amusés.

Certains commencèrent à s'approcher de lui franchement, à répondre à ses sourires. Deux gamins, les plus dégourdis n'hésitèrent pas à lui venir en aide pour tirer un sac de gravats apparemment plus lourd. Comme Menad leur semblait amical ils le suivirent dans ses allées et venues à l'intérieur même de la maison. Ils furent saisis d'admiration pour le magnifique lieu qu'ils découvraient. Il leur demanda gentiment si leurs parents pouvaient remplir d'eau quelques seaux et ils s'empressèrent d'établir une chaîne du précieux liquide dans la joie et les rires, comme s'il s'agissait d'un jeu ; la vieille demeure semblait enfin se réveiller de son morne sommeil et s'animer par les cris enfantins et cette eau qui se déversait sur son sol, éclaboussant ses murs, charriant des coulées de poussières brunâtres que Menad poussait énergiquement vers la bouche d'égout de la rue.

Des adultes qui étaient au début inquiétés par ce remue ménage n'en revenaient pas, attirés par le divertissement bruyant de leurs enfants et l'étonnement de voir la maison terrible d'autrefois renaître et s'ouvrir à eux, pacifique et accueillante. Un homme avança vers Menad et proposa un tuyau d'arrosage assez long qu'il raccorda au robinet de sa maison ; d'autres personnes s'approchèrent petit à petit, des hommes, puis des femmes qui prirent le jeune homme en sympathie, attendris par son courage face au gigantesque chantier qu'il entendait entreprendre seul. Finalement solidaires de son ardeur ils se mirent au travail timidement d'abord, puis d'une manière plus décidée, mieux organisée sous les directives de quelques femmes plus expertes en travaux domestiques. En fin d'après midi la vaste maison fut nettoyée, rincée, et quoique démeublée, amplifiant ainsi les rires et les éclats de voix, elle parut plus propre et illuminée : les murs dépoussiérés, les colonnes lavées et astiquées reluisaient, le marbre de la cour avait retrouvé sa brillance ! ...

Exténués mais ravis du résultat le jeune homme et ses voisins s'installèrent dans la cour aux dalles tellement lustrées qu'elles reflétaient comme un miroir les couleurs et la lumière du ciel. Un voisin électricien insista à passer un cordon électrique depuis sa maison jusqu'à la pièce où dormait le jeune homme, car la nuit n'allait pas tarder. Quelqu'un ramena un tapis, d'autres quelques poufs et des coussins, on prépara un thé qu'on savoura comme une récompense bien méritée, en s'émerveillant de la beauté de ce lieu enchanteur que l'on disait condamné, ensorcelé et à tout jamais maudit, mais qui, tout compte fait leur sembla un hâvre de paix et de bonheur.

Une femme se proposa de préparer un couscous pour tout le monde et l'on décida de l'aider car c'était une bonne circonstance pour partager un repas entre voisins et en signe de bienvenue au dernier résident de leur quartier, mais surtout pour célébrer une victoire sur ces légendes tenaces qui les avaient inquiétées depuis des décennies... Bientôt il fut sollicité par tant de gentillesses et d'égards, on l'appela par son prénom, sa maison fut remplie d'invités qui ramenaient leur manger et leur exubérance ; il ne fut plus un inconnu et il réalisa, heureux, que tous ces gens qu'il ne connaissait pas la veille, qui se méfiaient de lui, l'avaient finalement adopté

Après le coucher du soleil le dernier voisin qui restait encore à bavarder lui souhaita une bonne soirée. Il se crut enfin revenu à la solitude et commença à craindre que la peur déraisonnable de la veille ne revienne l'étreindre lorsque des coups sur la porte d'entrée le firent sursauter. Il pensa à quelque voisin qui aurait oublié un objet, un seau ou un ustensile de cuisine et qui désirait le reprendre. Quand il ouvrit sans inquiétude il fut surpris de reconnaître dans la pénombre la vieille femme qu'il pensait disparue. Elle n'était pas seule cette fois- ci car un homme qui paraissait aussi âgé qu'elle ainsi qu'une femme d'apparence plus jeune étaient debout, en retrait derrière elle et semblaient l'accompagner. Menad se ressaisit de son étonnement et témoigna un plaisir sincère à la vue de sa visiteuse nocturne. Elle le félicita d'être enfin chez lui et lui souhaita de connaître le bonheur dans ces lieux. Il l'invita, ainsi que ses compagnons à entrer et à partager son dîner, du moins prendre un thé avec lui ; il restait encore tant à manger dans les plats laissés par les voisins et il était fier de pouvoir recevoir quelqu'un dans sa maison enfin propre et accueillante.

Une fois installés dans la pièce la mieux aménagée et la plus éclairée il put mieux dévisager ses trois hôtes. Il regarda la vieille femme pendant qu'elle continuait de lui parler et quoiqu'elle fusse toujours la même, avec ses yeux tristes ourlés de douceur et sa voix grave au timbre inoubliable, elle semblait néanmoins métamorphosée, plus rayonnante et moins misérable. Elle semblait s'être déchargée, durant ces quelques jours où elle disparut, d'un fardeau qui lui pesait, un malheur secret qui l'enveloppait encore cette nuit- là, la première fois qu'il l'avait rencontrée, lorsqu'elle s'était assise près de lui dans sa voiture pour lui relater son étrange histoire.

Elle lui confia comme pour s'excuser qu'elle avait été retenue pendant son absence par un événement familial et qu'elle avait encore tant de choses à lui transmettre au sujet de l'histoire ou plutôt de l'avenir de la maison. Elle était seule à parler pendant qu'il préparait quelques verres de thé. Il servit d'abord le vieillard assis en retrait qui ne disait rien, comme s'il désirait s'effacer ; malgré son regard vigilant, contemplant quelque paysage invisible, une confiance souveraine se dégageait de sa personne et tout en lui irradiait d'une douceur indéfinissable. Il semblait ne pas vouloir parler, absorbé dans un songe mystérieux, mais par son unique présence il lui sembla qu'il communiquait avec tout son environnement. Menad avait l'impression de recevoir de ce vénérable vieillard à la barbe blanche des ondes d'affection et d'amitié et sans qu'il eut besoin de l'interroger il comprit qu'il était heureux d'être là, dans cet endroit qui lui plaisait et si reconnaissant d'être accueilli avec générosité en compagnie des femmes qu'il aimait.

Quand il tendit un verre à celle qui semblait la plus jeune elle releva vers lui sa tête et son châle sombre glissa doucement sur ses épaules, révélant un merveilleux visage de jeune fille qui lui souriait comme pour le remercier. « Tamurth ! » Il fut saisi d'une émotion violente lorsqu'il reconnut soudain les traits et les expressions bien réelles cette fois- ci de la ravissante compagne de son rêve d'une nuit inoubliable ! Elle était là, en face de lui, et il eut peur de montrer son saisissement ; il ne pouvait plus détacher son regard d'elle, comme s'il fut pris malgré lui dans l'irréalité d'un instant féerique, où il voyait se réaliser une chimère secrète ! Nulle part ailleurs, hormis dans son rêve, il ne put contempler une telle perfection ! Un ange évadé de l'Eden était là, assise en face de lui, qui le regardait affectueusement de ses grands yeux couleur de miel et de lumière, et il lui sembla qu'elle le reconnut à son tour, qu'elle comprenait sa stupeur. En effet elle lui fit signe par un léger frémissement de ses lèvres, comme pour l'inviter à garder le secret de leur rencontre dans une autre dimension connue d'eux seuls, et d'un sourire imperceptible elle scella plus que leur muette complicité, une union de leurs esprits et de leurs cœurs.

Il eut de la peine à détacher son regard d'elle, obsédé désormais par sa seule présence, mais il dut faire attention à la vieille femme qui continuait de parler imperturbablement, et sa voix affectueuse et rassurante le ramena à la réalité : « Mon garçon, l'interpella-t-elle, comme si elle se fut rendue compte de son égarement, je suis venue avec mon époux Asirem et ma fille Anya pour te transmettre quelques ultimes conseils et t'apporter notre aide si tu l'acceptes pour apaiser les âmes souffrantes des esprits qui hantent encore ta maison... » Menad lui sourit et l'incita du regard à parler plus.

« Tu te rappelles de tout ce que je t'avais déjà relaté sur les nuits terribles qu'avait connues cette maison il y a déjà un siècle ? Des esprits sont encore emprisonnés ici, réclamant notre aide, et sans toi ils ne pourront jamais repartir vers le pays de la félicité, de l'oubli et du pardon. C'est toi qui devras libérer cette demeure et personne d'autre, car tu l'as beaucoup aimée et tu l'as choisie ; il te suffit de le désirer de tout ton cœur, par une prière de purification et de procéder au sacrifice d'un agneau sur l'emplacement de la fontaine. Après avoir réconcilié ainsi le ciel courroucé et la terre pécheresse tu creuseras à l'endroit où coulait autrefois une eau maléfique, qui ne put jamais noyer dans l'oubli le crime qui fut commis dans ce lieu ; tu creuseras avec précaution puis tu découvriras des os qui appartiennent à une jeune victime infortunée ; c'est une âme captive qui erre encore parmi nous et qui te supplie de mettre fin à sa servitude... »

_ Il en sera comme tu le désires", lui promit- il. "Pourquoi pas vendredi prochain, jour de prière ? On organisera la cérémonie où je convierai les tolbas de la mosquée et mes voisins, pour les remercier pour leur aide. Qu'en pensez- vous ?"
_ Qu'il en soit ainsi, Menad. Mais n'oublie pas que c'est ton amour seul qui peut vraiment la rendre libre.

Il désira ensuite savoir d'où ils venaient et ce qu'ils faisaient et il espéra que ce fut la jeune fille qui répondit à ses questions, car jusqu'à cet instant là ce fut uniquement la mère qui conversait avec lui. Ce fut encore elle justement qui répondit à ses interrogations :

« Il y a bien longtemps, très longtemps que nous habitons cette région, dit- elle en caressant machinalement la petite table devant elle, en suivant d'un regard absent le mouvement de ses doigts. Avant, nous possédions une maison, une terre, mais nous avions tout perdu à cause d'un malheur qu'il serait long et inutile à t'expliquer. Mon mari, Asirem, quand il était encore dans la force de l'âge, labourait les champs, semait, moissonnait et nous vivions heureux de nos récoltes ; un jour nous fumes obligés de tout quitter, chassés de notre maison et de notre terre pour préserver nos vies et notre liberté. Nous avions erré de bourgade en bourgade jusqu'au jour où nous nous sommes réfugiés dans ce village. Tant que nous pouvions travailler et être utiles aux autres on nous accueillait, on nous donnait à manger et à boire, et jamais nous ne fumes dans le besoin ; nous sommes restés attachés à ce pays, car c'est ici que nous avons nos racines, où tout le monde nous connaît, du moins ceux qui se souviennent encore de nous...

Ailleurs nous aurions été des mendiants et des étrangers. Nous espérions aussi, malgré notre funeste sort, récupérer un jour nos biens ; mon époux, empli d'espoir travaillait aux champs tandis que ma fille et moi étions toujours utiles pour des ménages, des lessives de printemps, nous aidions aux préparatifs des fêtes et nous étions sollicitées lors de la naissance d'un enfant, la célébration d'un mariage, ou la réunion autour d'un deuil... J'étais appréciée partout pour mes talents de sage femme et j'accueillis au monde tant de garçons et de filles qui auraient maintenant plus que ton âge ! Pendant l'hiver on nous hébergeait et le soir mon mari racontait les contes et les légendes d'autrefois qui faisaient rêver les enfants et oublier le mauvais temps... ». Le vieillard fit un léger sourire et hocha la tête en signe d'approbation ou de regret pour une période heureuse et révolue.

« Maintenant, poursuit-elle d'une voix triste, plus personne ne veut de nous, les gens qu'on connaissait ont disparu, d'autres les ont remplacés, parlant une autre langue que la nôtre ; petit à petit on est devenus comme des étrangers dans ce pays qui nous a vu naître. Des gens qui se rappellent de nous nous reçoivent parfois la nuit lorsque le temps est mauvais et le lendemain nous repartons quémander notre nourriture ou quelque obole, tandis que Anya travaille dans les maisons des environs. Le soir, nous nous retrouvons, heureux malgré tout, dans une masure que nous aménageons jusqu'à ce que quelqu'un vienne nous déloger, nous disant que l'on se trouve sur son domaine. Ainsi est notre destin, et Rebbi qui nous observe sait qu'on lui est restés toujours fidèles et jamais nous n'avons douté de sa miséricorde, bien au contraire ; plus notre calvaire se poursuivait, plus notre courage et notre espoir renaissaient plus forts, ainsi l'a voulu le Maître des destinées et nous nous soumettons à sa volonté. »

Menad fut peiné par ce récit émouvant et sans hésiter il les pria de demeurer chez lui aussi longtemps qu'ils le désiraient :
Il y a dans cette maison tant de pièces inoccupées, et je serais très heureux d'avoir de la compagnie ! Ils furent ravis de sa proposition généreuse ; le vieillard, comme Menad s'y attendait, ne dit rien, mais son regard signifiait qu'il acceptait volontiers cette offre. La jeune fille lui adressa le plus beau des sourires et dans un bref clignement de ses yeux il aperçut un éphémère rayon de joie et l'expression d'une reconnaissance infinie. La vieille femme, comme à son habitude, fut la seule à dire quelques mots de gratitude en ajoutant qu'ils resteraient chez lui jusqu'à la fin de la cérémonie au moins.

Menad était au comble du bonheur ; non seulement il ne se sentirait plus seul la nuit, livré à ses pensées morbides, mais il jouirait en plus à loisir de la présence de sa créature de rêve, il la contemplerait à la lumière du jour et admirerait le charme de sa silhouette et la grâce de ses mouvements lents et harmonieux. Il ne put cacher son contentement et il devint, plus bavard, taquin, espérant voler à la jeune fille au moins le son de son rire ou une vibration de sa voix mais ils se contentaient de l'écouter poliment ou de sourire avec bienveillance à ses boutades ; leur seule présence lui suffisait et il aurait été prêt à leur rendre tous les services pour les aider, à exécuter toutes les bouffonneries pour les divertir si cela put leur faire plaisir. Il se sentait heureux comme un enfant et en même temps confiant et serein, comme s'il fut avec ses propres parents. Jamais auparavant il n'avait ressenti un tel calme intérieur, comme s'il fut réconcilié avec lui même et avec l'univers tout entier ! Tous ses soucis, ses craintes légitimes ou absurdes, ses regrets et ses désirs s'estompèrent ; il se rendit compte de son euphorie et il pensa que c'était sans doute le résultat de la fatigue et du sommeil de plus en plus impérieux ; il aurait souhaité prolonger la soirée indéfiniment pour savourer le bonheur d'être en face de cet ange, mais ils semblaient fatigués et il les laissa dormir.

Le lendemain quand il se réveilla il était dans les mêmes dispositions d'esprit de la veille, empli d'une immense soif de vivre. Cela l'étonna car il y avait bien longtemps qu'il n'avait ressenti une telle harmonie dans son être. Ce n'était nullement une métamorphose, car il avait déjà savouré cette plénitude mais il y a bien longtemps, quand il fut enfant. Il éprouvait alors ce même amour innocent et complet, cette confiance avec les seules personnes qui comptaient pour lui, sa mère et son père. Oui, Anya réveillait en lui cette insouciance d'un temps révolu, quand il vivait libre à la campagne, jouissant de la beauté de la nature et des traditions savoureuses des siens. Mais il avait depuis longtemps effacé de sa mémoire ces souvenirs heureux, depuis qu'il avait tout quitté pour se construire un avenir , il avait même oublié cette langue maternelle avec laquelle on lui apprenait les choses de la vie et les premiers sentiments... Oui, c'était ce même bonheur pur et originel qu'il ressentait en sa présence ; elle était silencieuse, si paisible dans son attitude, mais un seul de ses sourires furtifs, un seul de ses regards complices suffisaient à éveiller dans son cœur endormi depuis longtemps un sentiment de renouveau et une joie intense...

En aimant Anya, cette mystérieuse inconnue, sans qu'il lui posât de questions, il lui sembla prendre conscience de son identité profonde, ressentant une immense affection pour lui même et pour son passé comme s'il se retrouvait après s'être perdu de vue depuis une éternité ! Etrange sentiment lorsqu'il se rendit compte pour la première fois combien il était malheureux à cause de ses pensées de réussite sociale et professionnelle, toute sa manière d'être et de penser vénales et égoïstes cultivées depuis des années pour fuir la misère de sa famille et la dureté de vie dans son village !

Grâce à sa simplicité elle lui avait rappelé la pureté et l'innocence de son enfance, lorsque il était comme elle pauvre mais néanmoins heureux et qu'il avait perdues depuis qu'il avait réussi ses études et devenu un homme cultivé et responsable ! Elle avait calmé cette tempête continuelle qui le tourmentait, ce perpétuel malaise de solitude et d'exil, flots de nostalgie pour son village et sa culture ancestrale, qu'il avait ignorés et même rejetés pour mieux s'intégrer dans un monde plus moderne ! Jusqu'à cette matinée sublime, sous l'effet de cette rencontre bouleversante où tout était devenu clair dans son esprit, il ne s'était jamais senti heureux ainsi sans appréhensions, comme s'il fut délivré soudain de ces angoisses qui l'assaillaient à longueur de journée ; il se sentit léger, débarrassé de cette honte de son identité paysanne, de ces remords secrets d'avoir renié ses racines ... Anya lui faisait redécouvrir par sa seule présence toute la splendeur de ses origines et lui faisait ressentir une fierté nouvelle. Sans doute était- il enfin parvenu à toucher une parcelle du vrai bonheur, qu'il commençait à entr'apercevoir et à apprécier en renonçant à ses ambitions, en se libérant de tant de fausses idées qu'on lui avait inculquées depuis l'école afin de faire de lui un citoyen civilisé, formé pour servir une patrie qui reniait sa langue, sa culture et son histoire...

Il se consacra pendant les deux jours qui suivirent à préparer la cérémonie avec enthousiasme ; il eut tellement de choses à faire, de personnes à rencontrer qu'il ne se rendit pas compte du temps qui passait. Il ramena un agneau, qu'il laissa en liberté dans la cour au grand plaisir des enfants. Sa maison, quoique devenue habitable nécessitait encore beaucoup de travaux, une réfection totale à vrai dire, mais rien n'était plus urgent, comme avant. Tout allait se faire plus tard, petit à petit, il avait pour cela toute la vie devant lui pour cela.

Finalement, elle lui plaisait telle qu'elle était, sa maison ! Il devinait confusément qu'il y avait entre Anya qu'il aimait tendrement, Tamurth qui l'appelait de son lointain passé tragique et cette maison qui recelait encore de secrets bien étranges un lien impalpable mais réel. Mais rien ne fut devenu plus pressant, plus important que de vivre l'instant présent, le savourer pleinement et redécouvrir la vie, sans urgence aucune. Les moments où il rentrait de son travail il était heureux de retrouver ces vieux murs décrépits, soudain embellis par la présence de ses invités, comme s'il fut vraiment en famille.

Ses voisins furent rapidement mis au courant de son projet d'organiser une fête pour bénir sa nouvelle maison et ils l'aidèrent de leur mieux pour meubler le salon, installer la cuisine et préparer les repas nécessaires à la réception. Les gosses entraient et ressortaient comme ils le désiraient, la grande porte restait toujours ouverte et le patio était devenu leur nouvel espace de jeux. Personne ne lui avait fait de remarques sur ses trois invités : le vieux couple et leur fille discrète furent vite adoptés, comme si c'était tout naturel qu'ils fussent là, comme si ils les connaissaient depuis toujours.

Le grand jour arriva ; ce vendredi matin les Récitants vinrent de la mosquée assez tôt et entrèrent dans le salon préparé à leur intention, les uns après les autres, tous habillés de blanc comme des pains de sucre, leurs Corans aux reliures dorées et leurs tapis de prières bien pliés sous les bras, dégageant des parfums d'Orient dont ils s'étaient aspergés comme le voulait la tradition pour les grandes occasions. Des voisins plus vaillants étaient déjà là, qui préparaient à manger et à boire. Menad était ému par tant de monde qui affluait et qui s'affairait autour de lui, comme s'il s'agissait de ses propres noces ; de temps en temps il jetait des regards discrets vers Anya qui ne manquait pas de les lui rendre, car elle ne le quittait pas non plus de son attention ; elle lui souriait à sa manière imperceptible et cela suffisait à emplir son cœur d'aise. Il se rendit compte qu'il n'avait pas grand chose à faire, sauf à être là, présent au milieu de tout ce monde à savourer sa journée ; tous semblaient connaître leur rôle et faire de leur mieux pour le décharger de toute préoccupation domestique ; il était au paradis et contemplait sa jeune invitée qui aidait partout, de bonne grâce, comme si elle fut elle même la maîtresse de maison.

Les religieux, confortablement installés et rassasiés commencèrent finalement à réciter le Livre saint et une mélopée d'abord hésitante, entrecoupée de toussotements s'éleva pour couvrir peu à peu les paroles des convives et le joyeux remue- ménage des enfants. La maison semblait se débarrasser progressivement de toute agitation et ne demeura plus que ce chant lancinant. Bientôt le patio fut libre, les gamins retenus par leurs mères devinrent plus calmes, inquiets même, comme si ils s'attendaient à quelque chose d'extraordinaire.

Un homme parmi les invités demanda à Menad de se saisir de l'agneau et de l'approcher de la fontaine. Pendant qu'il l'aidait à maintenir le petit animal couché sur son flanc le jeune homme redressa lentement le museau de la bête, récita une prière demandant la Rédemption pour la jeune fille morte et la délivrance pour sa maison puis d'un geste précis et rapide il fit couler le sang purificateur sur les parois de la fontaine. Du salon les tolbas récitaient à tue- tête des versets haletants aux paroles incompréhensibles ; une femme, qui assistait avec les autres à la scène de l'immolation lança un youyou strident et à ce moment là il sembla à tout le monde qu'un courant d'air froid s'engouffrait dans la maison et tourbillonnait dans la cour où l'agneau avait cessé ses soubresauts. Les murs tremblèrent nettement et les portes claquèrent, comme si une main géante et invisible remuait soudain la maison ; tous ceux qui étaient présents ne témoignèrent d'aucune peur ; pourtant quelque chose de surnaturel, vibrante comme un souffle longtemps retenu emplissait l'air, comme si des présences terribles chargées d'une immense détresse venaient d'être libérées et qu'elles essayaient de s'échapper vers le ciel, au dessus du patio.

Hormis les Récitants qui n'avaient pas cessé leur chant, devenu plus régulier, ils étaient tous silencieux, les yeux grands ouverts, n'osant proférer ni une parole ni esquisser le moindre geste ; ils attendirent sans aucune crainte que le tourbillon cessât, que la maison redevint plus calme après ce brusque et terrifiant réveil. Le vieillard qui était assis sur une banquette leva les mains jointes devant son visage et cria trois fois, du plus profond de sa poitrine : « Rebbi est juste ! Sois en paix, Tamurth et vis libre éternellement ! »

Et le vrombissement infernal cessa brusquement. C'était la première fois que Menad l'entendait parler ; le jeune homme prit une pioche et commença à abattre les murets de l'étoile octogonale et la colonnette de marbre qui céda facilement. Il dégagea les gravats et quand le sol fut nettoyé il donna un premier coup de pioche dans la terre.

Anya, qui était dans l'assistance hurla soudain, comme si ce coup lui fut porté à la poitrine, puis s'évanouit, aussitôt secourue par des femmes qui la portèrent, chancelante, dans une pièce. Menad, effrayé par tant d'incidents troublants qui s'enchaînaient, par le cri de douleur de sa bien aimée ne sut que faire, hésita un instant, la pioche relevée au dessus de son épaule. Le vieillard qui l'observait avec attention s'approcha de lui et lui dit : « Ne t'inquiète pas ; va jusqu'au bout de ton travail ; ce n'est pas fini. »

Menad le regarda, abasourdi, car c'était la première fois qu'il lui parlait ; et sa voix quoique autoritaire était bienveillante et calme. Il continua à creuser doucement et des ossements apparurent tout à coup, blancs comme des œufs dans la terre brune remuée ; quelques personnes émirent des cris d'étonnement, tellement elles étaient effrayés de voir surgir peu à peu les restes d'un être humain qui fut enterré là par des mains criminelles, depuis tant d'années.

Le terrible secret de la maison du caïd Ben Hassoun venait d'être mis à jour. Ainsi elle avait dit vrai ! On apporta à Menad tout bouleversé un drap blanc dans lequel il entreposa lui même les os un par un, en tremblant et en récitant des prières à demi- voix, pour se donner le courage de continuer ce travail d'exhumation qui dépassait ses forces. Il s'assura en fouillant de ses propres mains qu'aucun reste ne fut laissé dans la terre. Il était au bord de l'évanouissement quand il cessa son travail. La vieille femme prit le relais, aidée de son mari qui vint l'aider à transporter le petit sac d'os dans le salon, où les tolbas, impressionnés avaient cessé de réciter le Coran ; sous la direction du plus âgé d'entre eux ils procédèrent devant le linceul à la prière de l'Absent ; quand ils eurent terminé deux d'entre eux prirent ce qui fut jadis un corps vivant et ils sortirent en procession, psalmodiant de nouveau des versets, vers le cimetière, suivis par le couple de vieillards et de nombreux voisins.

Menad resta seul dans la maison, exténué, non par le travail qu'il venait d'accomplir, mais comme s'il fut anéanti par les émotions consécutives à tant d'événements ; il se rappela qu'il n'était pas seul, que la jeune fille se reposait dans la pièce où l'avaient emmené sa mère et les femmes. Il voulut la regarder dans son sommeil mais quand il poussa la porte il fut surpris de ne plus la retrouver là, couchée dans ce matelas défait ! « Ce n'est pas possible ! Elle était là ! Elle n'était pas réveillée quand ils étaient tous partis ! ».

Perplexe, il resta seul à errer dans la vaste maison et vérifia dans toutes les pièces qu'il était bien seul et que Anya avait vraiment disparu. Il ne lui resta plus qu'à attendre que ses voisins reviennent de l'enterrement accompagnés par le vieux couple ; elle s'était sans doute levée à son insu et sans qu'il la vit sortir elle les avait accompagnés ; « il n'y avait pas d'autre explication à ce mystère ; elle va certainement rentrer avec eux... ».

Le temps passait et les voisins rentrèrent effectivement les uns après les autres pour féliciter Menad de cette cérémonie extraordinaire et pour prolonger la fête avec lui jusqu'au soir. Mais les deux vieillards ainsi que leur fille avaient disparu. Il posa des questions à tous ceux qui rentraient et au grand étonnement de tous ils se rendirent compte qu'ils ne les revirent plus depuis le moment où ils avaient enterré le corps. Il y avait tellement de monde dans le cimetière qu'ils n'avaient pas fait attention à eux. On pensait qu'ils étaient restés se recueillir sur de la tombe, qu'ils étaient fatigués et qu'ils étaient rentrés avant tout le monde, ou qu'ils avaient accompagnés les tolbas à la mosquée.

On fit des recherches partout mais il fallait se rendre à l'évidence, ils ne les retrouvaient plus. Un voisin réconforta le jeune homme consterné; il lui dit que ses invités, quoique sympathiques et attachants n'étaient que des errants et c'était bien normal qu'ils fussent partis sans donner d'explications. Que peut- être, qui sait, ils reviendraient un jour. Menad se rappela effectivement que la vieille femme lui avait promis qu'ils demeureraient chez lui jusqu'à la fin de la cérémonie et qu'après ils s'en iraient. Ainsi, ils avaient tenu parole ! Mais pourquoi l'avaient - ils quitté sans lui dire adieu ? Et où iraient- ils errer, puisqu'ils leur avait offert le gîte et le couvert, qu'il les traitait avec égards comme s'ils étaient ses propres parents ? Qu'allait- il advenir de Anya qui semblait tellement choquée par cette terrible scène de l'exhumation ? Peut- être était - elle encore souffrante et malgré sa volonté ses parents l'avaient entraînée derrière eux, Dieu seul sait où ?

Il désirait tellement la revoir, tant il était devenu amoureux d'elle, qu'il ne put concevoir un seul instant vivre sans elle. Quoi ! Tout ce qu'il avait donc entrepris ne servait plus à rien ? Cette maudite cérémonie, cette maison démesurée devenue soudain froide et silencieuse, tout cela n'avait plus aucun sens maintenant qu'elle s'était envolée ! Oui, réalisa -t - il , empli d'un sentiment de désespoir, cette maison n'avait de valeur que dans la mesure où Anya fut là, ainsi que ses parents ; sans eux elle n'avait plus de charme, plus d'âme, comme si leur présence fut indispensable. Malgré son lustre retrouvé elle était devenue comme un écrin vide, une habitation quelconque et toute cette étrange et merveilleuse fascination qu'elle exerçait sur lui avait subitement disparue !

Tard dans la soirée les derniers voisins qui étaient restés avec lui rentrèrent chez eux, le laissant seul et triste malgré leurs efforts pour le divertir et le consoler. Il resta assis sur le tapis, dans la cour, en face du tas de terre où se dressait la funeste fontaine. A son emplacement on aurait dit qu'une blessure était en train de se refermer lentement ; une injustice abjecte était là, à cet endroit, camouflé par une jolie fontaine en marbre, et c'était lui qui avait mis fin à cette souffrance ! Mais à quoi bon maintenant ? Il réalisa que c'était à partir de ce moment où il porta ce premier coup dans la terre qu'elle disparut de son existence. Et si il y avait une relation entre cette fontaine et la mystérieuse jeune fille qu'il aimait profondément ? Non, raisonna- t- il, ce n'était pas possible. Cette créature de rêve qu'il côtoya pendant deux merveilleuses journées, Anya, était bien réelle, jeune, belle et désirable et n'avait absolument rien à voir avec « Tamurth », un pauvre fantôme du passé. Bien- sûr, Anya lui rappelait étonnement cette image d'un songe d'une nuit de solitude, mais il n'y avait là rien de surnaturel, c'était juste une coïncidence, une sorte de rêve prémonitoire, une intuition comme il lui en arrivait assez souvent...Oui, c'était le même phénomène inexplicable mais qu'il aurait exagérément sublimé cette fois- ci, parce qu'il se sentait trop seul, exilé et en mal d'amour... Accablé par ce sentiment d'abandon soudain et par cette frustration inattendue, il demeura là, face à la fontaine détruite, laissant libre cours à son chagrin et à ses pensées vagabondes...

« Parfois les frontières entre la réalité et le songe s'ouvrent et le rêve s'engouffre avec ses chimères splendides dans la monotonie des jours... Le rêve est une autre vie, mystérieuse, certes, mais aussi vraie en définitive que l'existence réelle ; souvent la vie et le rêve se confondent d'une manière inattendue et brève et c'est toujours la réalité, hélas ! qui l'emporte, reprenant ses droits, retraçant le cours immuable et morne de la vie, comme en ce moment où tout était finalement rentré dans l'ordre des choses... »

Il ne pouvait pourtant oublier cet amour si puissant qu'il avait vu naître en lui de façon soudaine et dont il ressentait encore les bienfaits, comme un soleil qu'il porterait dans son cœur. C'était comme si avant de la connaître il était resté tant d'années, depuis son enfance, enfermé dans une pièce sombre, étranger à lui-même et qu'elle lui eut permit par sa seule présence lumineuse, par ses sourires radieux, d'entr'apercevoir un éclat de la magnificence de la vie et la beauté de son pays. Sans rien lui dire pourtant elle avait ouvert une grande fenêtre dans son âme et il put pénétrer aussi dans la sienne et en contempler la merveille.

Pendant qu'il était pensif, la nuit tombait doucement. Il réalisa pour la première fois que l'amour était l'une des rares clefs qui puisse ouvrir la lourde porte de notre prison intérieure. « C'est en aimant l'autre, se dit- il, que l'on peut voir comme dans un miroir fidèle toutes les nuances cachées, oubliées, de notre univers profond... » . Il l'avait aimée de toute sa volonté, se donnant à elle, réalisant ainsi ce miracle, la fusion de leurs êtres, à tel point qu'ils n'avaient jamais eu besoin de paroles pour se comprendre et se dire leurs sentiments de tendresse réciproques... « Oui, quand on aime vraiment on ne s'appartient plus qu'à soi, on n'est plus soi,, on devient l'autre... »

Le soleil avait décliné et le ciel au dessus du patio avait pris des couleurs mauves et orangées mélancoliques. Pendant qu'il méditait ainsi avec amertume sur son exil et sa solitude retrouvée une colombe blanche s'était penchée sur le rebord de la terrasse, hésitante, et après un bref coup d'ailes elle se posa sur le monticule de terre au cœur de la cour. Ebahi, Menad réalisa que la prédiction venait d'avoir lieu, devant ses yeux : « Une tourterelle blanche viendra, lorsque tout sera fini, et les âmes enfin apaisées... » avait prophétisé la vieille femme. Il se redressa de sa torpeur et se dirigea avec précaution vers l'oiseau pour le voir de près, le toucher, mais la colombe ne se laissa pas approcher et s'écarta dès qu'il tendit la main vers elle ; il la laissa finalement tranquille après quelques tentatives et se retira dans sa chambre pour se reposer.

Le lendemain matin la colombe était toujours là ; il reprit son travail et évita de trop réfléchir à tout ce qu'il venait de vivre ces derniers jours. Avant de rentrer chez lui, le soir, il s'attardait aux terrasses des cafés sur le boulevard au bord de la plage pour écouter des chansons gaies qui lui faisaient oublier un moment la peine qui le submergeait à nouveau, dès qu'il se retrouvait seul au volant de sa voiture, conduisant pour rentrer chez lui.

Il vérifiait, aussitôt la porte de la maison refermée derrière lui , si la colombe était toujours là où il l'avait laissée le matin avant de partir. Et elle était toujours à sa place, créature frêle et silencieuse, ne quittant pas le monticule de terre sur lequel elle s'était réfugiée. Il lui apportait des miettes de pain et de l'eau puis l'observait quelques instants, accroupi, comme si elle pouvait lui donner une réponse à tant de mystères et d'interrogations ; puis il se relevait et s'en allait se coucher. Pendant trois journées ce rituel se poursuivit régulièrement ; le soir du troisième jour, pendant qu'il était à sa place, adossé à une colonne face au monticule la colombe parut s'animer, émit un roucoulement, agita bruyamment ses ailes puis s'envola au dessus de la maison.

Elle disparut rapidement derrière la terrasse pendant que le ciel perdait de son dernier éclat. Il avait réalisé en contemplant cette colombe égarée que l'amour était le seul sentiment capable de provoquer l'éclosion de tant d'élans si divers en une seule fois, comme un arbre extraordinaire dont les racines plongent dans l'éternité et les branches portent des fruits aux mille saveurs : tant de douces inclinations de son âme qu'il aimerait propager autour de lui : la simplicité, l'amour pour la terre qui l'a vu naître, le respect pour les anciens, la générosité, la liberté, l'enthousiasme et le don de soi...

L'amour provient de tout cela, réalisa- t- il, et lui seul peut produire cette brillance, comme un magnifique diamant dont les multiples facettes brillent intensément, éclairant et réchauffant les cœurs de ceux qui aiment ! Il était heureux d'éprouver tout cela, de constater malgré sa tristesse que son âme était devenue plus lumineuse, vaste et libre comme cette maison, et que la jeune femme, bien que disparue maintenant, lui avait montré le véritable chemin du bonheur.

A cet instant il entendit frapper quelques coups timides à la porte de la maison. Apaisé par sa contemplation il se leva pour ouvrir et dès qu'il tira la porte elle lui apparut, seule. Il ne sut que dire et recula, stupéfait, pour la laisser avancer. Elle se dirigea lentement vers l'endroit même où il méditait quelques instants plus tôt et l'invita d'un geste à venir s'asseoir auprès d'elle, sur le tapis ; elle lui prit tendrement la main et en le fixant de ses yeux remplis d'amour elle lui dit :

« Je m'appelle Anya...et je viens vivre avec toi pour toujours... ».

Atanane Aït Oulahyane

source:

http://www.souss.com/modules/news/article.php?storyid=416

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