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Zighcult
21 septembre 2005

ALGER... ALGER...

Alger... Alger... est une fresque sociale, où se mêlent rires et larmes, noblesse et bassesse, sur toile de fond historico-politique évoquant la période révolutionnaire algérienne des années 50. L'histoire se déroule particulièrement durant l'été 1955, dans un quartier populaire de la ville d'Alger, alors capitale de l'Algérie Française.

La rue Boutin semble être à l'abri de tout danger et peu concernée par des préoccupations politiques ou nationalistes. Car, ici vivent harmonieusement trois communautés : les musulmans, les catholiques et les Israélites.

Les adultes forment un bel échantillonnage de ce que l'humanité pourrait présenter dans ses caractères : une mosaïque de personnages oisifs ou travailleurs, évoluant ou s'agitant dans une atmosphère quasi foraine, insouciants dans leur pauvreté ensoleillée, certains ignorants, d'autres confiants quant à la tournure des événements : la France ne peut pas perdre l'Algérie Française.

Et, ô suprême cure de rajeunissement : on côtoie la bande d'enfants de ce quartier, ces fils du soleil et de la mer qui n'ont pour lieu de réunion qu'une entrée d'immeuble, pour terrain de jeu leur rue où ne passerait pas une charrette, et pour lieu de colonie de vacances le port. Leur unique souci : passer le plus agréablement possible, et sans un sous en poche, leurs longues journées et soirées d'été qui s'étirent comme un "interminable ruban bleu".

Mais l'été 55 les fera tous basculer dans l'horreur du drame algérien. C'en est fini de leur paradis terrestre. Très vite, la plupart des ces grands et petits personnages sont happés par des événements tragiques, intérieurs et extérieurs, venant éclabousser et salir leur quartier jusqu'alors épargné.

Quant au fil conducteur de l'histoire, le musulman Rachid Tafirout, humble travailleur de la mer, vivant en marge de tout et de tous, confiné dans sa petite et paisible cellule familiale, se fait piéger dans la spirale révolutionnaire. Il deviendra, malgré lui, le héros et la victime d'un destin qu'il était loin de prévoir.

Notes sur l'auteur

Né à Alger, en Algérie, il groupe ses souvenirs d'enfance, ceux de ses parents et ses amis pour en faire un scénario. À Paris, le Ministère de la Culture et le Centre National du Cinéma lui octroient une bourse pour qu'il séjourne à Alger et peaufine son récit. Mais les événements tragiques en Algérie empêcheront le film d'être réalisé. Il décide alors d'en faire un roman, intitulé « Alger... Alger... » disponible sur demande, par e-mail : raphael.levy@arobas.net
Il a réalisé quelques films, écrit plusieurs scénarios, une pièce de théâtre, « La petite Injustice », et mène une carrière de peintre-dessinateur, tout en enseignant et en pratiquant
le Vitrail.
Il travaille actuellement sur un nouveau roman : « Le Jugement Dernier, ou comment changer le monde ». Le Gouvernement Israélien lui a confié la réalisation d'un projet international : 3000 ans d'Histoire de la Ville de Jérusalem répartis sur 200 m2 de vitrail.
raphael.levy@arobas.net
http://w3.arobas.net/~jeruslem/

********

Au crépuscule d’une vie richement remplie, on demanda à l’oncle de Mordékhaï Lévy, plus que centenaire :

-Qu’as-tu à nous enseigner, toi qui as vécu si longtemps?

-Rien, répondit-il. Je ne suis qu’entré dans une chambre par une porte et je m’apprête à en sortir par une autre.

À mon père Mordékhaï,

À la lumière qui, toujours, triomphera des ténèbres.

CHAPITRE 1

Les montagnes et les falaises du golfe apparurent, estompées par la chaude brume d'été tandis que le "Kairouan", imposant et ventru, réduisait sa vitesse. Parti de Marseille, le paquebot avait fendu, durant plus de vingt heures, l'immensité bleu-givre et houleuse de la Méditerranée, et il rentrait, docilement, dans la baie d'Alger, son port d'attache. Ce matin tiède de juillet n'était pas différent des autres matins tièdes de l'été 55. La ville émergeait lentement entre ciel et mer. On apercevait le massif de la Bouzaréah, la basilique Notre-Dame d'Afrique, la pointe Pescade et la commune de Saint-Eugène. L'immense panorama, ouvragé sur le flanc d'une carrière de roche blanche, s'observait à loisir : Kouba et sa coupole écrue, Hussein-Dey, Maison-Carrée et l'embouchure de l'Harrach au bas de la plaine de la Mitidja, Fort-de-l'Eau et le cap Matifou, deux agglomérations effleurant la mer. Venaient ensuite, les lointaines chaînes de l'Atlas, de la Kabylie puis les pitons du Bou Zegza et du Tegrimoun. Alger se tournait vers l' est d'où elle recevait le soleil dès les premières lueurs de l'aube, après une brève nuit de fraîcheur, fraîcheur fugitive, qui chaque matin promettait de revenir. Imperceptiblement, la côte se rapprochait. La brume matinale devenue moins dense, laissait transparaître l'architecture de la ville : les boulevards du front de mer, les rampes du port avec ses voûtes à entrepôts. Au sommet de la colline Mustapha, côtoyant des villas mauresques parées de leur jardin, se dressaient des édifices modernes. Sur la berge, des palmiers, des cocotiers et des bambous géants s'élançaient vers le ciel, tels des mâts de voiliers. C'étaient les arbres les plus hauts du Jardin d'Essai parmi ses innombrables essences. Au ralenti, et semblant s'appliquer à ne pas briser le miroir de l'eau, le paquebot pénétra dans le port.

La Casbah trônait sur le versant de sa colline. Comment soupçonner que, dans ce fouillis de maisonnettes cubiques, dans cette imbrication chaotique de logements accolés, il pût exister le moindre passage ? C'était pourtant ainsi, repliée sur elle-même, que la vieille citadelle parvenait à se préserver du soleil qui la martelait implacablement du matin au soir. Il y avait là un enchevêtrement insoupçonnable de maisons pauvres et d'anciens palais turcs décorés de boiseries précieuses et de céramiques de Cordoue. Chapiteaux et corniches égypto-phéniciennes s'entrelaçaient dans des architectures mixtes italienne et byzantine. Les ruelles biaisaient, serpentaient sur les pentes abruptes, charriant avec elles des jardins secrets, des fontaines, des rigoles, et des trésors d'ombre et de lumière.

Sur le pont avant du navire, Dahmane voyait Alger-la-Blanche venir à lui comme une immense forteresse, s'élevant de la mer jusqu'au ciel. Il rabaissa le col de sa veste de toile bleue, dénoua sa longue écharpe blanche, et vérifia que sa musette était bien fermée. Un enfant de 4 ans, blond et bouclé, fixait avec curiosité cet homme de trente-cinq ans, grand et sec, au visage asiatique, aux petits yeux sombres en amande. Dahmane regardait droit devant lui. Il ne voulait partager avec personne le doux moment de son retour sur le sol ancestral. La mère récupéra son enfant et disparut dans la cale, tandis que des passagers s'en échappaient avec précipitation. Ces derniers, encore tous moites de leur nuit inconfortable, se ruaient sur les passerelles et prenaient d'assaut tous les points d'observation. Ils s'émerveillaient comme s'ils découvraient Alger pour la première fois. Des rehauts de blanc, de jaune et d'ocre soulignaient maintenant le relief des maisons dont les vitres dardaient par endroits des éclats de soleil. Dahmane, envahi par la cohue, quitta le pont. "Seigneur bien-aimé, ya rabbi l'ahziz, je ne vais tout de même pas rater ça ! Maman chérie... maman chérie..." Reinette Solal invoquait toujours Dieu et sa mère quand l’émotion la submergeait. Elle eut du mal à se frayer un chemin jusqu'au garde-fou, avec ses deux filets pleins à craquer qu'elle soulevaient le plus haut possible. Son opulente poitrine coinça le visage d'un petit homme chauve et barbu qui dut se hisser sur la pointe des pieds pour continuer d’observer l'approche de la ville. Elle lui déversa son enthousiasme sans ménagement: "Vous n'allez quand-même pas me dire qu'il y a plus beau que ça, hein ? Marseille, Cannes ou Nice, qu'est-ce que c'est à côté !" Le petit homme jugea préférable de s’esquiver, cédant sa place à une dame beaucoup plus grande que lui. Reinette poursuivit : "Je vois presque mon balcon d'ici ! Ceux qui habitent la rue Michelet, ils peuvent pas en dire autant ! La rue Boutin, c'est pas une rue de riches mais elle est à cinq minutes du port. C'est pas un cadeau du ciel, ça ?" Et elle ne fit une pause que pour lire un acquiescement dans le regard de la dame. "Ces frankaouis, reprit-elle, tous pareils ! Même les docteurs soi-disant spécialistes. Est-ce que j'avais besoin d'aller jusqu'à Paris pour apprendre que j'avais rien de grave aux yeux ? Ah, j'allais oublier !..." Elle sortit des lunettes de soleil de son sac en bandoulière et en cacha ses yeux globuleux après avoir dégagé les oreilles de son épaisse chevelure crépue. Deux puissants chalutiers remorquèrent le "Kairouan" jusqu'à la darse centrale de la Compagnie Générale Transatlantique. On entendait des cloches tinter au loin. La ville émergeait du sommeil et ces premiers battements de coeur rappelèrent aux voyageurs rentrant chez eux que, là, sous leurs yeux s'étalait leur havre de paix. Retranchée dans sa baie, Alger offrait l'image apaisante d'une ville pour laquelle on se prenait d'amour, à mesure qu'on la découvrait. Le bateau accosta. Les voyageurs désertèrent le pont et en quelques minutes, il n'y eut plus personne. Dahmane ne semblait pas pressé de débarquer. Il attendit que la foule fût moins dense avant d' emprunter, à son tour, la passerelle de sortie. Sylvianne Fanon, elle, allait et venait sur la promenade de deuxième classe. Cette jeune femme aux longs cheveux lisses et blonds voulait être la dernière à quitter le bateau. Ses grands yeux bleu-vert et sa peau de porcelaine lui donnaient l'air d'une adolescente. Reinette soulevait avec peine son énorme valise. Ses talons aiguilles butaient sur les lattes de la passerelle. Une passagère la déchargea de l'un de ses filets. Elle lui dit : "Merci, je vais vous donner mon adresse et vous viendrez chez moi...", puis ajouta tout bas : "Vous avez lu dans les journaux, ce qui se passe dans les Aurès? Ah, non, non, et non, ça ne va pas être comme au Maroc et en Tunisie !" Lors de son séjour en France elle avait suivi de près, à la radio et dans les journaux, "les événements d'Algérie".

°°°°°

À Paris, Félix Faure et le Maréchal Juin s'étaient souvent consultés. Le Ministre de l'Intérieur, Bourgès Maunoury alla lui-même observer l'état des choses sur le terrain, dans le massif des Aurès. Dix mille soldats furent envoyés en Kabylie. En Juin, les actes de vandalisme se multiplièrent. Aux pieds de vigne détruits, aux poteaux télégraphiques sciés et aux fils de

téléphone coupés, s'ajoutaient les enlèvements et les assassinats de familles entières de goumiers arabes gagnés à la cause française. Les accrochages armés, contre les forces de l'ordre, prouvaient la détermination des révolutionnaires algériens à lutter pour une Algérie Algérienne. De jeunes musulmans quittaient écoles, foyers et familles pour rejoindre le maquis. Les destructions de ponts devenaient monnaie courante. Cela se produisait surtout dans la région est, le Constantinois, où le couvre-feu avait été décrété. Jacques Soustelle, gouverneur de l'Algérie, allait régulièrement à Paris informer Félix Faure de la situation. Une solution unique s'imposait : augmenter l'envoi de troupes et mater rapidement ce que l’on croyait n’être qu’un embryon de rébellion. Les maires d'Algérie, affolés, exigeaient du gouvernement français plus de renforts et une sévérité exemplaire contre les rebelles. On calma les esprits. Des réservistes furent affectés dans les régions les plus menacées. Pourtant, les destructions par le feu de gerbiers de blé et d'orge se multipliaient. À Orléansville, les explosions de bombes terrorisaient les populations. Les "rebelles" osèrent même attaquer un convoi du contingent. Le tribunal militaire de Constantine prononçait désormais des condamnations à mort contre les "fellaghas" pris les armes à la main. Mais le mouvement révolutionnaire se propageait inexorablement dans l'Algérois  : boycottages du tabac et incendies de fermes et de vigne étaient les signes précurseurs de chaque percée nationaliste. La propriété du maire de Blida avait été saccagée et Amédée Froger, maire d'Alger, recevait des menaces de mort.

°°°°°

Malgré ces nouvelles alarmantes, Reinette Solal ne redoutait pas son retour, tant la joie de retrouver sa famille était forte. Elle avait balayé ses craintes d'un coup et s'autorisait l'espoir que tout finirait par s'arranger. Les taxis étaient rares. Venus tôt le matin, des indigènes de tout âge se proposaient comme porteurs. Un enfant de 11 ans supplia un européen d'accepter qu'il le déchargeât de sa valise en échange d'un maigre pourboire. Ce dernier, bien que résolu à la porter lui-même, fut troublé par le regard culpabilisant de l'enfant qui avait besoin de gagner quelque argent. L'homme lui donna de la menue monnaie mais garda son bagage. L'enfant mit les pièces dans sa poche et lui arracha la valise des mains, il voulait s'acquitter du travail pour lequel il venait d'être payé. Lorsqu'il reconnut Rachid, Dahmane jeta sa cigarette. Tous deux s'embrassèrent, la main sur le coeur, selon la coutume musulmane. Ce geste signifiait : sois en paix, mon coeur ne recèle aucune amertume.

-C'est tout ce que tu as comme bagage ? s’étonna Rachid.

-Oui, beau-frère. Mais c'est plein d'argent. Nos frères ont été généreux.

Dahmane sortit un paquet de cigarettes à peine entamé. Il voulut fumer, hésita un instant puis écrasa le paquet dans sa main et le jeta. Il dit d'un air triomphant :

-Allez, c’est décidé, je fais voeu de ne plus fumer. C’est pas bon pour ma santé ni pour la révolution.

-Tu as une mine magnifique, dit Rachid.

-Il était temps que je rentre...

Les deux hommes montèrent dans un taxi conduit par un coreligionnaire qui avait refusé, avant eux, plusieurs clients. La voiture démarra sous les yeux de Reinette Solal qui avait cru, un instant, pouvoir en profiter. Seule, juchée sur ses talons hauts, elle injuria les escarpins qui lui blessaient les chevilles : "La putain de votre mère " ! Elle les fit voler en l’air et s'assit sur sa valise. Dans son quartier, tout le monde savait qu’elle palliait à ses déconvenues par des injures et ravivait ses joies par des bénédictions. Là, elle se serait volontiers mise à pleurer si un vieil indigène ne lui avait porté secours. Il chargea le lourd bagage sur son épaule. Elle ramassa ses chaussures et le suivit, sans s’étonner qu’il avançât d’instinct dans la bonne direction.


source : http://www.zlabia.com/algeralgerch1.htm

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