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Zighcult
13 juin 2006

Tahar Djaout - Biographie - Quelques poésies et extraits d'oeuvres

source 1 - source 2 - source 3 - source 4 de cette "compilation" et autres liens mentionnés plus bas dans les différents articles


"Djaout s'insurge sans doute d'abord contre tous les opiums – et il le fait avec une précision féroce. Mais son impatience de l'amour fait surtout éclater les murs, bouscule les tergiversations et les formules convenues. Lui aussi veut vivre en joie et en gloire. (...) La poésie de Djaout est enfin très enracinée dans le terroir africain. Ses racines et ses adhérences viennent à bout du macadam de la Ville; elles plongent dans l'humus ancestral du grand continent et dans ses rythmes."

Jean Déjeux, Jeunes poètes algériens, Paris, Editions Saint-Germain-des-Près, 1981

Biographie

Tahar Djaout, le pur (Tahar= pur) est né en 1954 à Oulkhou (Ighil Ibahriyen), un des villages démunis de la commune d'Azeffoun, en Grande Kabylie.

En 1970 il obtient une mention pour "Les insoumis" (nouvelle) au Concours littéraire "Zone des tempêtes" et achève ses études l'année suivante au Lycée Okba d’Alger.

Il obtient en 1974 une licence de mathématiques à l’Université d’Alger, où il s’est lié avec le poète Hamid Tibouchi.

Il écrit ses premières critiques dans le quotidien El Moudjahid puis collabore régulièrement en 1976 et 1977 au supplément El Moudjahid Culturel.

Libéré en 1979 de ses obligations militaires il reprend ses chroniques dans El Moudjahid.

Responsable de 1980 à 1984 de la rubrique culturelle de l’hebdomadaire Algérie-Actualité, il y publie de nombreux articles sur les peintres (Baya, Mohammed Khadda, Denis Martinez) comme sur les écrivains algériens de langue française dont les noms et les œuvres se trouvent alors occultés, notamment Jean Amrouche, Mouloud Feraoun, Mouloud Mammeri, Mohammed Dib, Jean Sénac, Bachir Hadj Ali, Youcef Sebti, Abdelhamid Laghouati, Malek Alloula, Nabile Farès...

Il reçoit en 1985 une bourse pour poursuivre à Paris des études en Sciences de l’information. De retour à Alger en 1987, il reprend sa collaboration avec "Algérie-Actualité". Les événements nationaux et internationaux le font bifurquer sur la voie des chroniques politiques.

Il quitte en 1992 Algérie-Actualité pour fonder avec quelques uns de ses anciens compagnons son propre hebdomadaire : le premier numéro de Ruptures, dont il devient le directeur, paraît le 16 janvier 1993.

Victime de l'intolérance !


 Le 26 mai à 8 h du matin, Tahar Djaout, ne se doutant pas que des islamistes armés l'attendaient devant chez lui, sortit comme à l'accoutumée pour monter dans son véhicule afin de rejoindre son travail. Les tueurs surgirent de leur cachette pour l'attaquer à l'arme à feu. Le journaliste-écrivain, ayant reçu une des balles dans la tête, fut laissé pour mort devant chez lui.
Il fut h

ospitalisé à Baïnem pendant près d'une semaine où il décèda le 2 juin des suites de ses blessures et du coma profond dont il n'est pas sorti, il repose à Aghribs, près de son village natal d'Oulkhou.

Tahar Djaout symbolise encore pour nombre de ses compatriotes la figure de l'intellectuel-martyr victime parmis les premiers, de intégrisme (d'état) armé ses assassins n'aient jamais été retrouvés. Tahar Djaout est un drapeau, un étendard presque un label. Celui de cet Algérie moderniste. Ses romans (L'Exproprié, Les Chercheurs d'os, 1984, Les Rets d'oiseleur, L'Invention du désert, Les vigiles 1991 et Le Dernier été de la raison: posthume) se caractérisent par leur originalité, la recherche d'un espace de pureté, ils sont souvent teintés de causticité et d'une saine ironie. Des œuvres qui donnent preuve du rythme poétique, de l'allure enlevée de son écriture, dont le héros se trouve doublement exproprié: de l'espace natal et des propres mots, mais toujours croissant dans une cité endormie, ankylosée, qui ne sait plus répondre aux questions d'une jeunesse qui ne peut vivre dans l'hypocrisie.

Son assassinat a été suivi de la constitution d'un Comité vérité sur l'assassinat de Tahar Djaout, dont l'un des co-fondateurs, le psychiâtre Mahfoud Boucebsi, devait être assassiné à son tour, à l'arme blanche, le mardi 15 juin.

Deuxième victime de ce meurtre : Ruptures disparaît des kiosques en août 1993. Les cofondateurs du journal se sont réfugiés à Paris en juillet, entraînant la dissolution de l'équipe. Le journal est finalement victime de tensions avec la Société d'impression d'Alger, qui provoquent sa liquidation. L'hebdomadaire avait fait paraître une trentaine de numéros, diffusés en moyenne, selon ses animateurs, à 70 000 exemplaires.

L'assassinat de Tahar Djaout est devenu emblématique des crimes commis en Algérie, dont les circonstances troubles et non élucidées favorisent l'impunité et le sentiment d'injustice. Les journalistes ont été une cible privilégiée des attentats, dans le but de distiller dans l'ensemble de la société une terreur, source d'un silence résigné. Le retentissement de l'affaire Djaout, qui a bénéficié d'une large couverture dans la presse, est perceptible dans les journaux d'alors.

Ses seules revendications étaient la liberté d'expression et de création.
"Le silence, c'est la mort 
Et toi, si tu parles, tu meurs
Si tu te tais, tu meurs
Alors, parle et meurs"
à sa mort, ces vers de Djaout ont été maintes fois repris et ont marqué la mémoire collective. Ils sont devenus une profession de foi pour de nombreux journalistes algériens. Il assumait sa triple culture, arabe, berbère et française (sa langue d'écriture privilégiée était le français). C'est peut-être cette image de l'Algérie moderne et tolérante qu'on a voulu tuer en Tahar Djaout. Sa mort apparaît d'autant plus injuste qu'écrire était sa seule et véritable ambition.

Portrait, photos et hommages rendus: ici

°°°000°°°

Tahar!: Tes trente [-neuf] ans te sont restés comme un harpon au travers de la gorge. Il faut pourtant avancer, poussé par des mains invisibles. Avancer vers le lieu de l'enfance et vers le lieu de la mort, vers la respiration des rues d'Alger - que tu as haïes et que tu as aimées -, car c'est toujours avec une sensation confuse que je retrouve ce lieu que j'aime et hais équitablement, Alger seconde ville de mon enfance, Alger où je dois chaque fois m'arrêter avant de reprendre mon voyage pour retrouver un peu plus loin dans l'arrière-pays le caveau où dort, momifié et intact, le souvenir de mes premières années. Alger, entaille de lumière et de beauté crasseuse.

Ami,

          lorsqu'il pleut,
          la terre sent
          l'humus, l'herbe.

          C'est toi qui sous le sol
          Répands ton essence,
          Sur La Kabylie, les mers.

          C'est toi, mon Ami à moi, bercé par les vents.
          Ton corps pur, nid douillet pour l'enfance.


Revue Amanecer, Madrid, juillet, 2003 (Leonor Merino, Docteur de l'Université Autonome de Madrid)

Tahar
      
Il avance
La tête haute et solaire
Marquée du signe de son ascendance
les hommes à la pureté verticale

Dans ce matin si tiède
Le grand ordonnateur clame :
"
Tuez-le mes fils
Il couve un verbe subversif
"

Sa tête
Antre de chair et de ferveur
D'obstination et de tourment
Glisse vers les rives sombres
Au plus ténu d'une frontière
Persiste un point de lumière
Une prière

Mots brûlants
Brisez le givre du désespoir
Paroles d'or et d'argent
Retenez Tahar

Retenez Tahar
Poète-laboureur indispensable
A la levée des moissons

Mais s'élève la complainte funèbre
Le temps lacéré dénude l'été
Tahar n'est plus ne sera plus
Irrémédiable indicible absence

Soumya Ammar Khodja - septembre 2002. La revue des ressources

°°°000°°°


Extraits des écrits de Tahar DJAOUT

Soleil bafoué

-
J'invoque encore la débâcle des Aurores
J'invoque encore à la dérive des dernières Iles-refuges
J'invoque à l'orée de toutes les plaies
le soleil bafoué
déchiqueté dans une odeur de vague
Et accroché aux derniers sanglots
des cithares qui se sont tues
J'invoque pour me désabuser
Oh quel cauchemar
J'ai rêvé que Sénac est mort
tous les chants caniculaire
annonciateurs d'un Feu possible
Faut-il avec nos dernières larmes bues
oublier les rêves échafaudés un à un
sur les relais de nos errances

oublier toutes les terres de soleil
ou personne n'aurait honte de nommer sa mère
et de chanter sa foi profonde
oublier oh oublier
oublier jusqu'au sourire abyssal de Sénac
Ici gît le Corpoème
foudroyé dans sa marche
vers la vague purificatrice
fermente l'invincible semence
des appels à l'Aurore grandit dans sa démesure
Sénac tonsure anachronique de prêtre solaire le temple
édifié dans sa commune passion du poète du paria
et de l'homme annuité réclamant un soleil

Le passeur Noctambule

-
Je suis allongé chez moi
Comme tous les vendredis
qui ont remplacé dimanche
à lire des poèmes tristes
de Réné-guy cadou
mais les mots gravitent sans pesanteur
Je rame dans l'étuve
ou les mouches se noient
et dévide lentement
le boulier des cicatrices
malgré le cours parfaitement lisse
de l'ennui
tu t'es fait des blessures un peu partout
dans ta mémoire retorse
tu es donc vraiment né
pour repérer le moindre caillou
capable de t'imprimer sa morsure ? il y a pourtant
des routes plus sures
passeur noctambule
qu'aucun passeur ne sollicite
tu affectionnes les écueils
ou dieu dispose échafauds.
-

Mon amoureuse
-

Te perdre
C'est retrouver le néant des sables
Avec ses os de seiches obstruant ma bouche,
C'est retrouver le jour encombré d'épluchures,
Jonché de squelettes épineux

Toi perdue,
Mes mains se videront de tout ce qui les faisait gémir ou trembler,
Mes lèvres n'atteindront plus aux voiles du ciel frais,
Les épines des rosiers ne serviront qu'à composer au monde
Un visage barbelé.

Toi perdue,
Je serai ce corps neutre
Où les angoisses font halte.

Toi perdue,
Je ne retiendrai dans mes bras
Que ce tas de sable qui coule,
Avec la mort embusquée dans le dernier grain.
-

Olivier
-

Taillader,
Forer jusqu'à la racine
La pudeur lourde des siècles
Scelle les mâchoires de l'olivier
L'arbre n'est pas un aveu
Mais la question qui sans cesse creuse
L'aplat inquiet de nos pensées.
quand le bleu et l'ocre
Confrontent leurs ossatures
Quand khadda grave l'essor
Dans l'exiguïté d'une cicatrice
l'arbre enjambe les silences
Et gonfle ses ramures d'invectives
Quand l'oubli renforce ses vigiles
Quand la strangulation affine ses noeuds
L'olivier devient une mémoire
Qui ne craint plus de nommer.
 

Khadda: olivier-ronce 1978 (le tableau dont parle ce poème)

le reste du site de Khadda:  http://www.khadda.com/


« FIDÈLE À LA POÉSIE » Entretien avec Tahar Djaout Juillet 1992

            « LE JEUNE INDÉPENDANT » : Il semble que vous êtes fidèle à la « tradition ».

            Tahar DJAOUT : Je ne sais pas de quelle tradition il s’agit. La « tradition », c’est un terme un peu vague. Est-ce qu’il s’agit d’une tradition sociale, d’une tradition d’écriture, d’une tradition culturelle… Je dois vous avouer qu’au contraire le mot « tradition », de prime abord, n’a pas vraiment ma sympathie. La tradition c’est ce dont on peut se nourrir, tirer des choses négatives… Elle peut être un frein à un certain nombre d’autres choses. Un frein à l’innovation, à l’aventure. Je pense plutôt que je ne suis pas fidèle à la tradition.

            -Je voulais dire les « Poésiades »…

            -Là encore, j’aurais souhaité. Mais, malheureusement, je n’ai pas été chaque année. Disons que j’ai participé aux premières « Poésiades », effectivement. Aujourd’hui, je suis encore ici. Donc oui, je suis fidèle à la ville de Bougie, à la poésie. Ces « Poésiades » sont, pour moi, un lieu de confrontation, d’échanges, d’ouverture…, qui est très appréciable.

            -Est-ce à dire que la vieille ville maritime ressemblerait quelque part à un poème ?

            -Oui, je crois que le poème est une émotion, un sentiment… C’est aussi un ordonnancement. Dans le poème, il y a le désir de déconstruire le monde et de le reconstruire différemment. Je crois que la ville de Bougie, par son architecture, sa morphologie ; cette façon dont la montagne tend de manière abrupte dans la mer…, est effectivement une sorte de poème naturel.

            -En tant que poète, justement, sous quel angle voyez-vous la poésie ?

            -Il n’est pas toujours aisé, pour un créateur, de parler de son propre domaine. Je crois qu’il y a toute une part d’intériorité qu’on exprime lorsqu’on pratique son art. Mais qu’on n’analyse pas toujours de façon efficace lorsqu’on essaie de prendre ses distances vis-à-vis de cet art. La poésie c’est une expression privilégiée. C’est un rapport à la fois intense et douloureux aux mots, au langage. Une expression d’une grande intransigeance. C’est, pour moi, l’expression littéraire la plus accomplie.

            -Vous assistez aux 4èmes « Poésiades ». Comment trouvez-vous les jeunes plumes ?

            -Ce qui frappe, de prime abord, c’est la profusion des poètes. Notamment en langue kabyle. C’est très touchant de voir dans ces « Poésiades » autant de poètes. Des dizaines, peut-être même une centaine, de poètes venus d’un peu partout. Ce qui est très intéressant, c’est de voir des poètes relativement connus et consacrés être confrontés à des poètes qui sont –parfois- à leurs premiers balbutiements. Je pense que ces « Poésiades » créent un terrain d’échanges, de confrontation…, qui peut d’abord être bénéfique pour les poètes –disons novices-  qui peuvent sans doute apprendre des choses au contact des poètes plus vieux, plus connus… Et pour ces derniers, ça peut être aussi une très bonne expérience, de voir un peu quelles sont les nouvelles directions prises par la poésie. À quel genre de thème et d’écriture s’intéressent les jeunes poètes.

            -Ces mêmes jeunes poètes se plaignent, très souvent, de la non-publication de leurs poésies.

            -Oui, ce que vous dites confirme, d’autant plus, le mérite de ce genre de rencontres que sont les « Poésiades ». Il est vrai que la poésie est devenue –pas en Algérie seulement, malheureusement- un art tout à fait mal aimé, sous prétexte que ce n’est pas un genre commercial. Les éditeurs ont cessé d’accueillir et de publier la poésie. Hélas ! c’est un grand tort que de porter à une expression aussi importante que la poésie, qui est un élément constitutif de la littérature et de la culture d’un peuple, un tel préjudice. C’est vrai que malheureusement la poésie traverse une période très dure, notamment du point de vue de l’édition. Je pense que des rencontres comme celle de Béjaïa, et puis les réseaux associatifs, peuvent faire quelque chose pour la poésie. En la faisant connaître, évidemment, par la diction, comme c’est le cas ici. Ou même arriver à la publication, à la diffusion d’un certain nombre de plaquettes, à travers les réseaux associatifs.

            -Comment trouvez-vous le lectorat algérien ?

            -Je crois, malheureusement, que l’école, qui est le principal lieu où se forment les lecteurs, ne joue absolument pas son rôle. Dans ce sens là, le système éducatif algérien est extrêmement défaillant. C’est un système qui n’encourage pas du tout la lecture. Nous savons que, ces dernières années, des livres jugés profanes, irrévérencieux, ont été retirés des bibliothèques scolaires, universitaires. Nous savons même que des condamnations à mort ont été prononcées par un certain nombre d’illuminés contre les écrivains. Donc, je remarque, malheureusement, qu’il n’y a pas de relève en ce qui concerne les générations de lecteurs. Et c’est quelque chose de tout à fait effrayant. Non seulement pour le livre lui-même, mais pour la société algérienne. Parce que le livre n’est pas seulement un produit commercial, un produit de distraction. C’est aussi un produit qui véhicule des valeurs, qui est déterminant dans la formation de la culture humaniste d’une nation.

            -Quelle est par-là votre appréciation sur le devenir de notre littérature ?

            -Je pense qu’on est rarement efficace lorsqu’on essaie de déterminer l’avenir à partir du présent. La littérature est quelque chose de mouvant, de vivant, de mobile. Il est très difficile de déterminer son avenir. Toutes les prospections qu’on fait sont généralement démenties par la dynamique même de cette littérature qui n’est pas toujours là où l’on l’attend ; qui n’avance pas toujours dans le sens qu’on essaie de lui assigner. La littérature algérienne dépendra à la fois des écrivains algériens, des lecteurs algériens, des maisons d’édition algériennes. Nous remarquons que malheureusement, aujourd’hui, ces différents segments de la littérature sont extrêmement défaillants. Mais j’espère, en ce qui me concerne, que c’est une défaillance passagère. Que la littérature algérienne qui possède déjà une dynamique, du point de vue de ce qui la crée, trouvera aussi des structures et les relais nécessaires pour maintenir sa vitalité, son développement et sa diffusion.

            -Aussi, notre littérature recèle des œuvres, disons au mérite transcendant… D’où il serait souhaitable de la porter à l’écran ?

            -Il ne faut pas oublier qu’il y a eu quand même un certain nombre d’expériences. Nous avons « L’opium et le bâton », « Le vend du sud », « L’incendie »… Donc, des œuvres qui ont été portées à l’écran. Mais la littérature algérienne, par sa richesse, par l’intérêt de ses thèmes, aurait pu constituer pour les réalisateurs de cinéma une mine encore plus sollicitée. J’espère que ces réalisateurs qui se plaignent souvent de ne pas avoir de textes, de ne pas avoir de scénarios valables…, pourront penser à exploiter cette mine ; donc qui est la littérature. Et je pense qu’ils commencent à verser dans ce sens-là. Je peux vous apprendre, par exemple, que « La colline oubliée » de Mammeri est en voie d’être tournée par Abderrahmane Bouguermouh. Je crois savoir aussi que « Le fleuve détourné » de Mimouni fait l’objet d’un projet de film. Mon roman « Les vigiles », aussi, a été adapté par le réalisateur-scénariste tunisien Ahmed Benmahmoud. Et Kamel Dehane, le jeune réalisateur algérien, qui a fait le film sur Kateb Yacine, voulait le tourner.

            -Le dernier mot ?

            -Je souhaite, pour terminer, une longue vie à ces « Poésiades » de Béjaïa. Parce que c’est quand même un terrain d’expression extrêmement intéressant. D’autant plus intéressant qu’il constitue une tribune pour la poésie dont nous disions, justement, que c’est un genre mal aimé.

Entretien réalisé par: Mohamed ZIANE-KHODJA Fin juillet 1992
paru dans: LE JEUNE INDÉPENDANT, hebdomadaire (maintenant quotidien) national d’information –Algérie, début août 1992.

   

source de la copie de cet entretien   

                        


Romans extraits:

Les Rets de l'oiseleur
(Roman) - Seuil, Paris, 1983


Le guêpier

Nous revînmes vers la plaine. Durant notre marche, la tête me tournait de joie. La sève pesante des figuiers et des lauriers aux feuilles amères coula bientôt en moi. J'étais oppressé par un poids si lourd de beauté. Je m'assis à l' ombre opaque et clémente d'un figuier et me pris à écouter les mêmes bruits de la terre. Un bourdonnement confus (quel insecte l' engendrait ?) fait de musiques superposées m'empêchait de concentrer mon ouïe. Bientôt mon corps lui-même ne fut qu'un immense champ jonché de chaume et de fleurs fanées. Je laissais les couleurs m'envahir.

-

Les chercheurs d'os
(Roman) - Seuil, Paris, 2000
Note de l'éditeur
     L'Algérie au lendemain de son indépendance.
Les habitants d'un petit village kabyle décident de rechercher les dépouilles de combattants, tombés un peu partout au cours de la guerre de libération, pour les enterrer une seconde fois, chez eux. Accompagné de Rabah Ouali, un de ses parents, un adolescent se joint à un convoi de « chercheurs d'os », pour tenter de retrouver les restes de son frère aîné. C'est la première fois que le jeune garçon quitte sa montagne. Il va se heurter à un univers nouveau, découvrir la ville, la solitude au sein des foules, leur indifférence cruelle.
     Quand, au terme de sa mission, il retourne parmi les siens avec son macabre fardeau, ce voyage l'a transformé. Il ne peut plus jeter le même regard qu'avant sur le monde adulte. Pourquoi récupérer les os de son frère, sans même être certain qu'il s'agit bien de lui, les inhumer dans ce village que ce frère haïssait de son vivant? Qu'est-ce que cette quête, sinon une façon pour ceux qui ont survécu de se rassurer, d'en finir avec leurs propres fantômes? Et pour cette communauté repliée sur des coutumes et des préjugés d'un autre âge, d'oublier qu'elle est sans doute plus morte que les morts qu'elle ensevelit…

Extraits
     Le sujet préféré et inépuisable des habitants de ce pays c'est la bouffe.
     Depuis que nous sommes devenus souverains et que nous mangeons à notre faim, beaucoup de personnes ont acquis des comportements imprévisibles et déroutants. Elles ont cessé de se rendre visite entre elles, de se prêter le moindre ustensile ménager - tout en renonçant du même coup à entourer leurs actes et leurs biens de la discrétion la plus élémentaire. Jadis les traditions d'honneur et de bon voisinage exigeaient que l'on partageât toute denrée rare (viande, fruits) avec ses proches et son voisin ou alors de la rentrer chez soi avec de telles précautions que personne ne pût en déceler le moindre indice. Maintenant, au contraire, c'est l'arrogance, la provocation. C'est à qui entassera le plus de déchets devant sa porte, c'est à qui pendra à ses fenêtres le plus de choses coûteuses et tentantes. Les gens possèdent désormais des biens et des objets dont ils ne pouvaient même pas rêver jadis : appareils tout en brillances et en angles droits qui servent à faire de la musique, du froid, de la chaleur, de la lumière, de la pénombre, du vent, de l'équilibre stable et instable, des images fixes ou mouvantes.
     Mais la grande affaire demeure la bouffe. Sa variété inconnue jusque là avait d'abord surpris et désorienté en posant d'insolubles dilemmes. On peut donc consommer trois mets à la fois? Mais par lequel commencer? Et si l'on se gave du premier jusqu'à la gorge, comment agir à l'endroit des deux autres? A l'intérieur même des familles cette soudaine et excédante abondance fit naître d'inénarrables conflits. Les déclencheuses habituelles en sont les vieilles belles-mères édentées (elles se disent : « maintenant que nous n'avons plus avec quoi mastiquer voilà que le Dieu injuste déverse ses biens sur nous ») qui ne peuvent pas supporter de voir leurs brus manger à leur faim. Cela leur paraît un non-sens, un affront sans précédent. Elles ne s'étaient donc privées durant leur jeunesse, même de figues sèches et de ce couscous noirâtre de seigle qui racle la gorge, que pour voir en leurs vieux jours de jeunes femmes fainéantes et effrontées s'alimenter comme des bêtes de foire? A présent qu'elles-mêmes ont perdu et la denture et l'appétit, la vie cesse de tourner le dos aux créatures de Dieu. Non, les temps sont trop injustes et trop ingrats Les saints tutélaires eux-mêmes, avec leur sens aigu du châtiment et de la juste mesure, se seraient-ils assoupis, vaincus par l'opulence insultante et la superbe des temps nouveaux?
Les chercheurs d'os. P. 51

(…)

     Le saint tutélaire - Sidi Maâchou ben Bouziane, que son nom soit glorifié jusqu'à la fin des temps - n'exauce qu'un seul vœu à la fois. Les pauvres hères demandent un bon rendement de fèves ou d'orge dans leurs parcelles de terre ingrates ; les couples stériles implorent un enfant mâle. Il faut croire que les miracles s'opèrent de manière infaillible, car il ne se passe pas une seule semaine sans qu'un pèlerin ne vienne, couvert à la fois de satisfaction et d'humilité, faire don d'un bouc ou d'un bélier au saint victorieux dans toute épreuve.
     Les gens viennent de très loin, parfois à des journées de marche ; il vient même des personnes qui ne parlent pas la langue d'ici mais une autre langue, plus prestigieuses parce que plus proche de la langue sainte.
     Ceux qui viennent de loin ne restent pas pour une seule journée. Ils campent alentour de la kouba, munis de tout un attirail ménager, pendant deux jours ou trois. Ce sont des jours bénis où le saint lieu sort de sa grisaille et de sa léthargie pour vibrer d'interminables et emphatiques récitations religieuses. Tout le village revêt une allure neuve et dynamique. On a l'impression que les villageois redécouvrent leur ascendance spirituelle, le prestige de leurs racines et leur religiosité assoupie. Ceux qui, d'habitude, n'approchent jamais le saint lieu, viennent jeter des coups d'œil curieux et souvent finissent par se joindre aux pratiques pieuses. Des seaux pour les ablutions sortent de toutes les maisons, de vieux livres saints dont les pages miteuses n'avaient pas été tournées depuis des mois circulent de main en main.
     Le sanctuaire du saint a pour nom La-Source-de-la-Vache. Car une source coule tout près de là. Quant à l'histoire de la vache, elle est connue de tous ces pèlerins dont certains ont consenti des journées de marche pour respirer l'air inaltérable et revigorant de la sainteté.
     D'intraitables lascars étaient venus jadis, à une époque de grand disette, chiper une vache dans le troupeau du saint homme. L'animal dérobé fut sacrifié, dépecé et réparti en un nombre de tas de viande égal au nombre de maisons du village avant même que l'entourage du maître spirituel ne se rendît compte du vol. Tous les villageois se trouvaient ainsi impliqués dans cette affaire de triste mémoire. La fin avait vaincu la piété. Mais le soir, lorsque les montagnards se préparèrent à prendre ce dîner savoureux comme ils n'en avaient pas eu depuis des mois, aucune ménagère ne put retrouver, dans la marmite en terre cuite des grandes occasions, le chapelet de viande qu'elle y avait glissé. Les paysans passèrent la nuit dans les affres, à trembler dans l'attente d'un châtiment mémorable à l'image de cette secousse tellurique envoyée jadis à leurs ancêtres qui avaient accompli leur prière en retard. Le lendemain, la vache sacrifiée musardait paisiblement sur la place du village, en happant de temps à autre un brin de trèfle ou un chardon.
     Les vaches, par leurs pouvoirs extraordinaires, avaient de tous temps fondé la renommée de l'éminente famille. Le grand-père du saint homme, non moins saint lui-même et qui possède son mausolée à une demi-journée de marche de La-Source-de-la-Vache, vit un jour arriver un élégant voyageur traînant en laisse un farouche lion de l'Atlas. Les villageois coururent se barricader chez eux. Le voyageur se présenta à la demeure de l'homme pieux, escomptant un grand effet grâce à la présence du fauve. Il demanda avec arrogance :

    - Offrirez-vous le gîte à un hôte de Dieu ?
    - Bienvenue à tout croyant que la route nous amène. Ma maison est aussi la tienne.
    - Où puis-je, votre Sainteté, attacher ce lion en attendant mon départ ?
    - Emmène-le à l'étable, mon fils. Il y a déjà une vache qui doit languir. Les deux bêtes se tiendront compagnie.
    - Ai-je bien entendu? A l'étable, ô bienheureux détenteur des charismes? Mais j'ai bien peur pour la vache.
    - Fais, mon fils. Les pouvoirs de Dieu sont sans limites. Lui seul peut décider du sort de ses créatures.

     Durant la nuit les deux hommes, qui avaient veillé assez tard, devisèrent sur les faits et les choses de ce monde, l'arrogant étranger étalant avec ostentation sa science des choses apparentes et des choses cachées à l'œil. Ce fut le marabout qui se retrouva dans la posture de l'élève écoutant avec humilité et sans oser les interrompre les digressions d'un maître beau parleur. A aucun moment il n'osa le contredire. Lorsque les prémisses de l 'aube se mirent à rosir le ciel, les deux hommes accomplirent côte à côte la première prière du jour puis l'hôte de passage se dirigea vers l'étable pour détacher son félin. Il ne trouva qu'une peau encore toute chaude. La vache avait dévoré le fauve.
     L'humilité, voici le maître mot dans la vie de cet ancêtre qui déjà annonçait l'insondable piété de Sidi Maâchou ben Bouziane. Lorsque celui-ci était tout jeune encore, étudiant parmi d'autres dans la célèbre zaouia de Sidi Berkouk, la modestie de ses habits, la retenue de ses actions et la discrétion de son port le distinguaient déjà de ses condisciples.
Les chercheurs d'os. Pp. 57-60

(…)

    Nous sommes un peuple où la vie active débute très tôt: berger à quatre ou cinq ans, laboureur à treize, père de famille à dix-sept ou dix-huit. A l'âge de trente-cinq ans on cesse d'aller la tête découverte et de porter des pantalons « européens » : on arbore un chèche et les vêtements amples du pays. On passe dans le camp des hommes qui n'attendent plus rien de la vie, qui peinent durant la journée aux champs pour, le soir, aller discuter à la mosquée avec les vieillards avant la prière commune.
Les chercheurs d'os. p. 74

(…)

     … il n'y a rien de plus harassant et de plus désespérant que de cultiver cette foutue terre rocailleuse de chez nous. Quand le soc de la charrue vient buter contre une pierre en profondeur, tu sens ton poignet se briser et ton cœur faire un saut jusqu'à ta gorge. Quels moments de supplice que ceux où je tiens le manche des heures et des heures pour sillonner ces terres en pente où les bœufs s'accrochent par je ne sais quel instinct ou miracle. Au bout de quelque temps, le vertige et la nausée s'agrippent à ma tête et à mon estomac, des étoiles multicolores dansent devant mes yeux et un froid désagréable se met à racler à l'intérieur de ma poitrine. Mais il faut quand même continuer jusqu'au soir et le lendemain encore et le surlendemain.
Les chercheurs d'os. p. 76


CINEMA / Kamel Dehane tourne Les Vigiles de Tahar Djaout

     Après avoir réalisé, entre autres, Femmes d’Alger et Kateb Yacine, Kamel Dehane se lance dans la réalisation d’un long métrage, Les Vigiles. Vous l’aurez compris, Kamel Dehane va adapter à l’écran le roman du regretté journaliste-écrivain Tahar Djaout, paru en 1991, à la veille d’un tournant décisif dans l’histoire contemporaine de l’Algérie.

La femme dans Les Vigiles

Le plaidoyer de Tahar Djaout


      Parmi les thèmes qui ont préoccupé le plus l'écrivain journaliste Tahar Djaout, assassiné le 26 mai 1993, celui de la condition féminine occupe une place de choix. Ce thème revient de manière récurrente aussi bien dans ses articles de presse que dans ses uvres de fiction.
      C'est ainsi que, dans son roman Les Vigiles, l'auteur met en scène, à travers les attitudes des personnages Menouar Ziada et Mahfoud Lemdjad envers la femme, deux visions diamétralement opposées : asservissement de la femme de Menouar Ziada, ancien combattant, émancipation de Samia, amie du jeune professeur de physique, Mahfoud Lemdjad.
Il est du reste significatif de relever que l'épouse de Menouar, qui apparaît fugitivement au début du roman pour ensuite s'effacer du décor, ne possède même pas de nom.
      Loin d'être un oubli, cette absence de dénomination semble procéder du souci de mieux faire apparaître cette propension à vouloir ravaler la femme au rang d'objet : « De toute manière, maintenant, sa présence ne suscite pas en lui plus d'émotion que la présence d'un tabouret ou d'une valise. Il est convaincu que si, un jour, elle disparaissait, il ne s'en apercevrait qu'après coup, lorsque viendrait l'heure de manger et que le repas n'aurai pas été servi. » Ce passage exhale de forts relents de misogynie tout en mettant en relief le statut de ménagère qui doit s'acquitter quotidiennement des travaux domestiques.
      Comme pour dire que les sentiments n'ont pas de place chez Menouar, l'auteur des Vigiles écrit : « Tout en haut, sa femme l'attend. Mais sa femme, évidemment, ne compte pas, en dépit de quarante années de vie commune ou, plutôt, côte à côte ».
Par on ne sait quel alchimie sémantique, le syntagme « côte à côte » se vide de son sens premier pour en prendre un autre, à savoir son opposé, évoquant paradoxalement toute la distance qui sépare Menouar de sa femme - objet qui « n'est plus qu'un meuble vétuste parmi d'autres meubles qui ne tarderont pas à rejoindre le débarras ».
De son côté, Mahfoud Lemdjad a une autre perception de la femme : « C'est un corps au pouvoir magique avec quelque chose qui comble et apaise, la vertu d'enrayer l'angoisse et le sentiment de solitude. » C'est d'ailleurs grâce à l'aide morale apportée par son amie Samia dans les moments difficiles que Mahfoud a réussi sa quête de modernisation du métier à tisser. En signe de reconnaissance aux femmes, il n'ommettra pas de les citer dans sa prise de parole lors de la cérémonie organisée en son honneur : « () Je rappellerai seulement tout ce qu'elle doit aux autres, en particulier aux femmes () Je leur exprime toute ma reconnaissance et je leur restitue une part infime des multiples choses qu'elles nous ont données ».
      A l'opposé de la femme de l'ancien combattant, résignée et soumise, l'amie de Mahfoud refuse la résignation : « Je pense qu'il faudra réagir contre des pratiques aussi révoltantes », dit-elle. Ce même refus de la soumission est scandé par une autre femme au niveau du port. Pendant que les hommes subissaient sans broncher les lenteurs bureaucratiques et autres humiliations, « une voix de femme se déverse en invectives. Cela répand un grand soulagement parmi les gens qui attendent. C'est comme un abcès qui crève. Des langues se délient, des complicités se nouent () On redevient, d'une file suante et piétinante qu'on était, des êtres humains doués de parole, d'égards, de jugement, d'un sens aigu des valeurs. La femme qui vient de retrouver la parole et l'indignation leur a fait don de tout cela. Elle a détruit la toute-puissance de la cabine fortifiée, imprenable, indifférente à la chaleur () ». Ce passage, qui met en relief le courage de la femme, résonne aussi comme un plaidoyer en faveur de la femme.

Mohand Arezki- Le Matin - 14 mars 2002

Les Vigiles adapté à l’écran par Kamel Dahane
Les Vigiles de Tahar Djaout, transformé pour le tournage du film en "Les Suspects" par le réalisateur Kamal Dehane, cinéaste algérien installé en Belgique, a fait l’objet du premier tour de manivelle le 24 mars 2003 et le tournage devra durer sept semaines à Alger et notamment à Annaba, et devra être fin prêt en septembre 2003. Les Vigiles est un long métrage de production belgo-algérienne et coproduit par les sociétés Saga film et Cirta film avec le soutien du Ministère de la Communauté française de Belgique, de la loterie Nationale, de la RTBF, et de la DGCI et par l'Agence Internationale de la Francophonie et TV5. Ce film s’inscrit aussi sur la liste des longs métrages retenus dans le cadre de l'Année de l'Algérie en France et devra bénéficier d'une aide du Commissariat chargé d'organiser cette manifestation en 2003. Le film, d'une durée de 1 h 45, tentera un diagnostic de la société algérienne de la fin des années 80 aux prises avec l'hydre intégriste à travers certains personnages comme Samia, psychologue, et de ses relations avec ses patients, ou Mahfoud, féru d'informatique.

Les rôles principaux sont tenus par Kamel Rouini (Mahfoud), Nadia Kaci, Sid Ali Kouiret qui joue le rôle de M'nouar, Larbi Zekal et Bahia Rachedi.
Par Nassira Belloula



      «C’est, à la limite, une idée de Tahar lui-même. Je l’ai rencontré à peine deux mois avant son assassinat en 1993. Nous avions discuté de l’idée de porter à l’écran le roman. Depuis, le projet me harcelait. J’ai un engagement moral que je dois, coûte que coûte, honorer», nous déclare Kamel Dehane. Entre son travail au prestigieux Institut national du cinéma et des arts du spectacle (Insas) à Bruxelles et ses fréquents voyages en Algérie durant la terrible période de 1992 à 1999, Kamel guettait le moment propice pour déclarer son projet.
      Le déclic vient en 1997 lors d’une rencontre avec l’éditeur des Vigiles, Louis Garden du Seuil. Après un accord de prin-cipe, Kamel se lance dans l’écriture cinématographique (scénario, découpage, technique…) du roman. Arrive une opportunité inattendue : l’Année de l’Algérie en France pour 2003. Dehane présente son projet au ministère de la Communication et de la Culture et à différents organismes belges et français, car il sait, par expérience, qu’avec la coproduction, il a plus de chances de réussir. Bingo ! La RTBF et le ministère de la Culture belge acceptent : 20 millions de FB (500 000 euros), le Commissariat général français de l’Année de l’Algérie en France débloque 1,2 million de FF et la Commission algérienne promet 7 millions de dinars. «Belges et Français ont déjà débloqué les crédits. Il ne manque que la partie algérienne», nous explique Kamel avant de préciser : «MM. Ahmed Bedjaoui et Abdou Benziane ont été très charmés par le projet et m’ont assuré que la commission algérienne avait donné son accord. Aujourd’hui, sur 11 projets retenus, 7 ont reçu leur argent et 4 attendent encore. Il s’agit des films de Belkacem Hadjadj, de Nadir Moknachi, de Zemouri et de moi-même.»
      Si K. Dehane ne s’alarme pas de ce retard de la partie algé-rienne dû, selon lui, à des difficultés administratives, il ne cache pas moins quelques inquiétudes. C’est qu’il ne reste plus que sept mois avant l’ouverture de l’Année de l’Algérie en France. Les repérages ont été effectués à Annaba, Alger, Constantine et Oran ; le casting est en cours où il est fait appel à des acteurs de talent tels Sonia, Agoumi, Kouiret, Adjaïr, Raïs Achour… Le tournage prendra 8 semaines (2 mois), le montage 3 à 4 mois… Le temps n’est donc plus aux excuses des «vigiles» de l’administration. Qui sont-ils ces «vigiles» dont parle Tahar Djaout ? Des objecteurs de conscience ? Des soldats de l’ombre ? Des paranoïaques ?
     A bien y réfléchir et relire le roman, le défunt Djaout était terriblement marqué par le système qui a inventé le FLN d’après-1962 où la suspicion, la crainte, la trahison et l’opportunisme ont été érigés en règle de vie et mode de pensée, jusqu’à faire d’un aussi beau pays que l’Algérie un immense «hôpital psychiatrique», selon l’expression de F. Fanon. Effroyable diagnostic d’un système politique qui a engendré des fous, des monstres algériens qui égorgent des bébés, brûlent des écoles, violent des mères au nom d’une lointaine histoire où Ibn Taymia est leur référence et Hassiba Ben Bouali et Ben M’hidi des impies. Kamel Dehane s’est permis une liberté sur Les Vigiles de Djaout en ajoutant un person-nage féminin, émigrée, de formation psychiatrique qui revient au pays et écoute les «vigiles». Il  le personnage  voyage alors à travers l’histoire de l’Algérie et les raisons de son drame d’aujourd’hui. Rien que pour cela et pour la mémoire de Tahar, ce projet mérite tous les soutiens. Avis aux sponsors.


      Par M’hammedi Bouzina  El Watan - 29 avril 2002

A travers l’histoire de Samia Ayed, psychologue dans un hôpital public, on découvre la réalité de la société algérienne, des souffrances héritées d’un passé douloureux et d’un système de gestion à l’encontre des aspirations du peuple.

      Samia vit dans une société traditionnelle fermée, dont le rôle de la femme se limite qu’aux affaires ménagères et à l’éducation. Dans son travail en contact direct avec les patients, elle fait la connaissance de Menouar Ziada, un ancien maquisard.

      Tourmenté par les évènements de la guerre de libération, il se confie à Samia dans l’espoir de soulager sa conscience.Une rencontre opportune.La psychologue était déjà à la recherche de témoignages et de vérités sur les traumatismes post-guerre d’Algérie.

      Entre temps, Samia reçoit un ami Mahfoud, un jeune enseignant à la recherche d’un logement.Avec l’aide d’une collègue, Mahfoud, qui aussi est un inventeur, trouvera une habitation, dans le même quartier de Menouar.Les activités de cet enseignant vont attirer l’attention de son voisin, jusqu’à ce que ce dernier l’espionne et alerte ses collaborateurs.

      La réaction de ces éléments n’a pas tardé.Le jeune enseignant a été approché et même convié à une rencontre de reconnaissance pour son travail d’invention.Une étape pour le maîtriser et connaître ses forces et ses faiblesses. Rapidement, on lui propose la qualité de résident à Alger et d’autres moyens.

      Menouar commence à s’inquiéter, particulièrement après avoir su que le jeune qu’il a surveillé va prendre sa place et que Samia va écrire un livre à partir de son témoignage.Pendant tous les entretiens qu’il a eus avec la psychologue, il a été, lui aussi, suivi par un infirmier informateur.

      Sachant que sa mort approche, après avoir su que les «politiques» de sa commune sont au courant de sa situation et des vérités qu’il a révélées, il a décidé de s’éloigner d’Alger et de continuer son travail avec la psychologue.

      L’ouvrage paraîtra sous le titre Mémoires blessées et une vente-dédicace a été organisée dans une librairie.Ce jour-là, un inconnu s’introduit furtivement pour tuer l’auteur. Pour lui sauver la vie, Menouar s’est porté bouclier et reçoit les balles meurtrières.

      Ce qui est marquant dans cette histoire ce sont les attitudes de Menouar et de Mahfoud envers la femme, deux visions diamétralement opposées. De l’asservissement de la femme de Menouar, on notera l’émancipation de Samia, amie du jeune professeur de physique.

      L’épouse de l’ancien maquisard apparaît fugitivement du début à la fin.Samia refuse la résignation : «Je pense qu’il faudra réagir contre des pratiques aussi révoltantes», dit-elle.Ce passage met en relief ainsi le courage de la femme.

      Il résonne aussi comme un plaidoyer en faveur de la condition féminine.Le film de Dahane qui est resté fidèle au texte de Djaout, a réuni une importante équipe de comédiens, entre autres, Larbi Zekkal, Sid Ali Kouiret, Bahia Rachdi, Adjaïmi, Kamel Rouini, Nadia Kaci, Mohamed Kechroud.

      Les rôles principaux sont tenus par Kamel Rouini (Mahfoud), Nadia Kaci (Samia), Sid Ali Kouiret qui joue le rôle de Menouar.A la réussite de cette distribution, il faut souligner les aspects techniques et la musique de Rédha Doumaz qui ont donné une autre dimension à cette production.



Désarroi du fonctionnaire

L'Ere démocratique a bouleversé bien des donnees et ébranlé bien des certitudes. Je me suis souvent demandé quelle idée peuvent retrospectivement avoir du système qu'ils ont servi le policier discretement en faction aux environs de la maison de Mouloud Mammeri, le flic affecté à la surveillance de Kateb Yacine, les "tacherons" chargés de torturer Bachir Hadj Ali, les commis (faux magistrats, gardiens de prison...) qui ont mené la vie dure à des hommes donnés aujourd'hui comme exemples de droiture, de patriotisme, de conviction démocratique.
     C'est généralement à l'occasion de leur mort que nous avons enfin appris ce que des hommes comme Mouloud Mammeri, Kateb Yacine, Bachir Hadj Ali ont réellement donné à l'Algérie, et même à l'humanité entière. Il m'est arrivé d'imaginer les différents factionnaires et commis saisis d'un profond désarroi en s'interrogeant tout à coup, dans un éclair de lucidité (car je pense que c'est un état qui doit les visiter de temps en temps): nous avons donc traqué et persécuté tous ceux qui faisaient l'honneur de ce pays?

Tahar Djaout - Algérie Actualité, n° 1341.



Le Dernier Eté de raison, de Tahar Djaout Seuil, juin 1999.
Témoignage d’un condamné à mort

     Les milliers de jeunes couples qui se baladent avec insouciance dans les rues de nos villes, sur les campus, aux alentours des établissements scolaires…apportent un élément de réponse à Boualem Yekker, le personnage le plus visible du Dernier Eté de raison de Tahar Djaout, publié à titre posthume chez Le Seuil.
     Avant de tirer sa révérence, Boualem, «corrodé» par le doute, s’est interrogé si «le printemps reviendra». Le livre se termine par cette lourde question. Seul face à la mort qui s’est glissée jusqu’à son lit, il tente désespérément de reconstituer les morceaux épars de sa trajectoire personnelle.
     Il retrouve le souvenir Kenza, sa propre fille, quand elle s’essayait aux premiers pas de son existence. Par contre, il n’arrive pas à repérer les logiques qui l’ont amenée, elle, ainsi que sa mère et son frère, à déserter et à bannir ce père qui persiste à refuser de « bêler à l’unisson».
     Pourtant, ce chef de famille, libraire de profession affectionnant les arts et les choses de l’esprit, s’est toujours montré tolérant et affectueux à l’endroit des siens. D’ailleurs, un des derniers moments partagés par cette famille avant la dislocation de celle-ci est le mois passé sur une côte pas loin d’Alger.
     C’était le dernier été avant que le pays ne bascule dans l’absurde où l’interdit est désormais érigé en règle d’existence. Cette restitution désordonnée de faits, d’événements, d’anecdotes, d’impressions et de souvenirs confère à l’œuvre la présentation d’un journal plutôt que d’un roman.
     La volonté du narrateur de consigner dans une perspective de témoignage est trop claire. Au point que par moments, l’anodin déborde la sphère strictement individuelle pour se hisser au rang de facteur élucidant une histoire collective.
     Produit de la fiction, le dernier écrit de Tahar Djaout est nourri, à outrance, de la réalité des débuts des années 1990 où l’islamisme était dans sa phase ascendante. Il nous décrit, à la manière d’un anthropologue averti, comment une société s’est laissé entraîner par une sorte de barbarie irréelle.
     Comment des jeunes de l’âge du fils de Boualem, pas encore totalement départis de leur adolescence, ont été fascinés par le culte de la mort. La leur en premier lieu, avant de songer à l’administrer à tout ce qui ose opposer une quelconque résistance à l’ordre rampant.
     L’anachronisme de Bouligha, le dernier complice de Boualem, participe paradoxalement à entretenir la lucidité se dégageant du livre. Son obsession, à savoir l’idée du tremblement généralisé, s’avère plus qu’une prémonition. L’ordre nouveau « que proposent «les Frères de la vertu» déclare la guerre au livre, combat la pensée et l’esprit, récuse le beau, criminalise l’amour… et efface les femmes et les jeunes.
     Ces deux catégories acceptent de devenir ses instruments d’exécution les plus efficients. Pour des raisons encore à élucider, Tahar Djaout a fait preuve de beaucoup d’économie dans ce livre. Il s’est interdit toute envolée lyrique.
     Il est resté très concis et extrêmement sobre. Les seules fantaisies qu’il s’est permises sont l’évocation, très empreinte d’amertume, de quelques-unes de ses préférences littéraires et artistiques. Il donne l’impression qu’il a presque volé les moments d’écriture de ce roman.
     Parce qu’il se savait condamné par le terrorisme.

Le Dernier Eté de raison, de Tahar Djaout Seuil, juin 1999.

Ziad Salah

Le dernier roman de Tahar Djaout

    (MFI) " Le manuscrit que nous publions aujourd'hui a été retrouvé dans les papiers de Tahar Djaout après sa mort. Il nous est parvenu après bien des péripéties (...) Le manuscrit ne portait pas de titre. Celui que nous avons retenu est extrait du livre. Nous n'avons pas touché au texte sauf pour corriger des inconséquences mineures ..." C'est ainsi que nous est présenté Le Dernier Été de la raison (Seuil) du poète et romancier algérien Tahar Djaout, assassiné le 2 juin 1993, dont on avait pu apprécier Les Chercheurs d'os, L'Invention du désert, L'Exproprié et Les Vigiles.
     Boualem Yekker est libraire, soudainement confronté à la tourmente qui assaille son pays et le place en première ligne parmi les victimes potentielles des purges et autres exclusions. En effet, la culture et tout ce qui peut, aux yeux des " Frères Vigilants ", détourner du " droit " chemin est devenu banni. Boualem Yekker vit dans la crainte et l'attente d'une menace dont il ne sait d'où elle pourra surgir. Il doit faire face à la trahison des clients qui, peu à peu, désertent son échoppe avant que celle-ci ne soit fermée par le " comité de préservation de la morale collective ", mais aussi et plus encore, à celle des membres de sa famille qui se détournent de lui et le laissent à son absolue solitude...
     Le Dernier Été de la raison est un livre de mise en garde, mais aussi un hymne à la culture et à la force des livres, ces " vieux compagnons, la puissance salvatrice du rêve et de l'intelligence assemblés ". S'agissant d'un manuscrit inachevé, bon nombre de questions subsistent : que serait-il advenu du libraire si Tahar Djaout n'avait lui-même rencontré ses assassins ? Le libraire aurait-il subi le même sort que celui réservé à son créateur ? Aurait-il partagé l'exil de ses autres compagnons d'infortune ? Ou bien le romancier aurait-il laissé planer la même incertitude qui ponctue ce livre aujourd'hui publié ? Nous ne le saurons jamais. Quoi qu'il en soit, ce texte demeure et il est impossible de le lire sans que quelques phrases (" La mort fait-elle du bruit en s'avançant ? " est le titre d'un chapitre tandis que le roman s'achève par " Le printemps reviendra-t-il ? "), voire le roman, ne bruissent d'un épouvantable écho prémonitoire, comme autant de phrases dernières, comme autant de bouteilles lancées à la mer du dialogue en ce " dernier été de la raison ". En lisant ce roman, il est impossible d'imaginer Boualem Yekker le libraire sans penser Tahar Djaout l'écrivain et journaliste.

Bernard Magnier


Dans son dernier roman inachevé, Le Dernier Été de la raison, Tahar Djaout place le lecteur dans l'hypothèse de la prise de pouvoir par les islamistes.
Nous y voilà : sous le nouveau régime, la République est devenue La Communauté dans la Foi.
Sa police officielle : Les Frères Vigilants. Lors des contrôles routiers, ils vérifient, papiers d'identité à l'appui, les liens conjugaux ou parentaux des passagers. Ils sont, entre autres chargés de détecter les mécréants et les contrevenants aux lois de Dieu.
Même les panneaux de signalisation proclament Nul n'est au-dessus de la Foi.

L'inquisition et la barbarie s'attaquent aussi à la création, à l'art:
... dans la nouvelle ère que vit le pays, ce qui est avant tout pourchassé c'est, plus que les opinions des gens, leur capacité à créer et à répandre la beauté.
... Ils cassèrent des instruments de musique, brûlèrent des pellicules de films, lacérèrent des toiles de peinture, réduisirent en débris des sculptures ...
... Des brigades de rédempteurs illuminés faisaient des incusions sur les plages, rendant la vie difficile aux estivants ... Les femmes qui se baignaient seules étaient des proies indiquées : elles furent traquées, conspuées, molestées.

Boualem, le personnage du libraire, dans lequel se projette évidemment Djaout, résiste à la pression. Si son origine ethnique n'est pas précisée, le nom que lui attribue l'auteur est clair : Yekker, en berbère, "il s'est dressé" ... Boualem Yekker est un des derniers à s'opposer à la tyrannie, pas longtemps hélas !



Lounès Ramdani

Le Jeune Indépendant 21 mars 2005


Tahar Djaout


par Françoise Folliot

Tahar Djaout est né le 11 janvier 1954 à Azzefoun, petit village sur la côte de Grande Kabylie. Après des études scientifiques, il s'oriente vers le journalisme et la littérature.

Il publie ses premiers poèmes dans Promesses, une revue qui permet dans les années soixante-dix à toute une génération d'écrivains de s'exprimer. Certains poèmes seront repris dans Solstice barbelé qui paraît en 1975. Déjà se dessine la personnalité littéraire de Tahar Djaout dans ses textes où l'émerveillement face à la mer ne cache pas une rébellion voire une exaspération face à tout ce qui bride la liberté.

Son premier roman, L'Exproprié, paraît en 1981; œuvre de jeunesse touffue et flamboyante à la fois, elle est portée par le désir de libérer le peuple algérien comme par la pensée des carcans qui l'enferment; mais c'est véritablement avec Les Chercheurs d'os que la voix originale de l'écrivain se fait jour.

Bâtie comme une sorte de conte métaphorique, l'histoire se passe au lendemain de la guerre d'indépendance. Les habitants d'un village partent à la recherche des cadavres des "martyrs" tombés pour la juste cause. Aux questions de la jeunesse, seule répond la glorification de ceux qui désormais feront l'histoire et le système algériens ; fable caustique et lucide, le roman porte un regard critique sur l'Histoire officielle du pays. L'Invention du désert, publié en 1987, met en scène un personnage étonnant et puissant, le moine-soldat Ibn Toumert, fondateur des Almohades, qui à travers le désert et les montagnes fait œuvre de prédicateur illuminé et de censeur dont la soi-disant pureté est mise à mal dans de multiples situations. En parallèle, le narrateur en quête de ses racines et d'une véritable pureté revient sur son enfance au fil des voyages et de son récit.
Le dernier roman de Tahar Djaout, Les Vigiles (1991), a reçu le Prix Méditerranée. D'une plume virulente et rigoureuse l'écrivain y dénonce l'imposture de ceux qui ont utilisé la guerre d'indépendance pour accéder au pouvoir et obtenir des privilèges. Il s'attaque aux " vigiles " qui ont perverti les idéaux de la révolution, mais aussi aux religieux qui comme les premiers craignent la culture et l'intelligence.
Tahar Djaout, homme de droiture et de rigueur, a combattu, comme journaliste et comme écrivain, l'ignorance et l'obscurantisme. Partisan d'une démocratie laïque, il récusait cet islam sclérosé qui envahissait son pays ; il s'inquiétait aussi de ce nationalisme sans retour critique sur l'Histoire, de cet enfermement qui caractérisait le régime en place. Il s'en prenait autant à "l'intégrisme avoué" qu'à "l'intégrisme sans barbe". Il est mort le 2 juin 1993, victime d'un attentat attribué à des intégristes musulmans.

(ce texte n'est plus disponible actuellement sur le net)

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