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Zighcult
5 juin 2007

13e anniversaire de l’assassinat de Tahar Djaout

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Le vigile de la famille qui avance


Tahar Djaout était l’un des représentants authentiques de la génération de l’Indépendance qui a exprimé en français l’âme de son peuple avec ses prouesses et ses déconvenues, ses aspirations et ses désenchantements.

Victime, le 26 mai 1993, d’un attentat terroriste au pied du bâtiment où il réside à Baïnem, Tahar Djaout y succombera après une semaine de coma le 2 juin. C’était trois semaines avant l’assassinat d’un autre intellectuel, Mahfoud Boucebsi- qui faisait partie d’un groupe créé pour demander la vérité sur l’attentat commis contre Djaout- et un mois avant l’assassinat du président du HCE, Mohamed Boudiaf. On ne sait si un jour l’histoire pourra se pencher sur cette période noire de l’Algérie qui a vu la fine fleur du pays décapitée au nom de l’idéologie intégriste. Medjoubi, Alloula, Belkhenchir, Chergou, Mekbel, Boukhobza, Liabès et tant d’autres cadres et intellectuels ont subi le sort macabre décidé par une secte d’assassins. Chaque semaine, un nom nouveau s’ajoutait au martyrologe. A tous, il est reproché la libre pensée, la franchise, l’honnêteté et l’engagement dans la société. Fallait-il se taire ou continuer à parler, à écrire et à se battre pour faire valoir la raison, l’intelligence et la vie ? Djaout n’y va pas par quatre chemins pour nous appeler à mourir dans la dignité : "Si tu parles, tu meurs ; si tu te tais, tu meurs. Alors, parle et meurs !". Cette citation du poète palestinien Mouin Bsissou deviendra une devise que même les tagueurs de Kabylie reproduiront sur les murs lors des journées sanglantes de la révolte citoyenne en 2001.
Au lendemain de la mort de Djaout, un autre écrivain, Rachid Mimouni, qui mourra quelques années plus tard dans son exil de Tanger, écrira, avec la rage au cœur, dans le journal Le Monde du 13 juin 1993 : "Tuez-les tous et qu’Allah n’en reconnaisse aucun ! Telle semble être la devise des intégristes algériens. L’écrivain Tahar Djaout, âgé de trente-neuf ans, vient d’être victime de cette furie meurtrière. Pourquoi s’est-on attaqué à lui ? Il s’est toujours tenu à l’écart du champ politique et n’a jamais occupé un poste dans l’appareil de l’État (…) Les intellectuels constituent désormais leur cible privilégiée. Ils sont d’autant plus faciles à atteindre qu’ils habitent dans des quartiers populaires, fiefs intégristes, et ne bénéficient d’aucune protection. Ils ne savent plus pourquoi ils vont mourir. Les Intégristes leur promettent une balle dans la tête, et le chef du gouvernement les traite de ‘’laïco-assimilationnistes’’, ce qui est une forme d’incitation au meurtre".

Tahar Djaout était l’un des représentant authentiques de la génération de l’Indépendance qui a exprimé en français l’âme de son peuple avec ses prouesses et ses déconvenues, ses aspirations et ses désenchantements. Il était, de ce point de vue, l’espoir incontestable de la nouvelle littérature algérienne d’expression française et devait être la relève des Mammeri, Dib, Feraoun et Kateb. Son parcours, comme celui de beaucoup d’autres patriotes et intellectuels, fut stoppé net par les chasseurs de lumière.
Comme beaucoup d’artistes de renom, Djaout est issu de la Kabylie maritime. Il est né le 11 janvier 1954 à Oulkhou, dans la commune d’Aït Chafaâ. A quelques kilomètres de la mer, Oulkhou est entouré d’un chapelet d’autres bourgades aussi pittoresques les unes que les autres. Aït Ali Oulmahdi, Ighil Mahmed, Ichelatène et les célèbres Igoujdal qui sortirent de l’anonymat en 1994 en organisant, les premiers, la résistance contre les hordes terroristes à l’échelle du village. Le principe finira par faire tâche d’huile un peu partout dans les villages de crête ou des vallons.

Ayant fait ses études à Alger, Tahar Djaout est resté profondément imprégné du massif de Tigrine et des eaux cristallines de Sidi Khelifa. Ne s’étant pas contenté de sa licence en mathématiques, il alla en décrocher une autre en communication à l’Université de Paris II.
Il commencera sa carrière journalistique par l’inévitable El Moudjahid, puis rejoint l’équipe d’ Algérie-Actualité, hebdomadaire du secteur public dont la qualité et la liberté de ton étaient surprenantes par rapport au reste des médias détenus par le pouvoir politique de l’époque. Nous attendions impatiemment, chaque jeudi, les écrits de Djaout, Abdelkrim Djaâd, Mohamed Balhi, Ahmed Ben Allam, Azeddine Mabrouki, etc. Un véritable régal, une bouffée d’oxygène dans la morosité ambiante de la culture du parti unique qui n’arrivait pas à être en phase avec le bouillonnement de la jeunesse et les aspirations de la population. Djaout était une plume distinguée, raffinée et diaphane. Nous nous retrouvions aisément dans ses articles. Qu’il traite de la culture ou de la société, et malgré les limites imposées par le système, il nous appris à lire entre les lignes, derrière les mots et au-dessous des mots. L’on se souvient encore de ses entretiens avec des auteurs connus ou moins connus, mais toujours appréciés et dégustés. A défaut de revues littéraires de l’envergure de la NRF ou d’ Europe ou bien même de Promesses (revue littéraire algérienne des années 60/70), Algérie-Actualité, dont il faudra un jour écrire l’histoire, jouait le rôle de tribune d’expression pour beaucoup d’intellectuels et universitaires (Mostefa Lacheraf, Ali El Kenz, Lotfi Maherzi,…). La 24e page, qui se continuait dans la 23e !, était souvent animée par Tahar Djaout. Amoureux des Arts et des Lettres, il a réalisé des entretiens historiques : Adonis, Albert Cossery, Benhadouga, Alain Vircondelet, Jean-Pierre Faye, Bernard Noël, Mouloud Mammeri,…

Rappelons-nous cette émouvante et testamentaire Lettre à Dda Lmulud, écrite au lendemain de la disparition de Mammeri en février 1989. La lettre fut publiée dans Algérie-Actualité du 9 mars et fut accompagnée d’une mémorable illustration signée par le peintre Tighilt Rachid originaire d’Agouni n’Teslent. Djaout y disait notamment : "Le soir où la télévision avait annoncé laconiquement et brutalement ta mort, je n’ai pu m’empêcher, en dépit de l’indicible émotion, de remarquer que c’était la deuxième fois qu’elle parlait de toi : la première fois pour t’insulter lorsque, en 1980, une campagne honteusement diffamatoire a été déclenchée contre toi, et la deuxième fois, neuf ans plus tard, pour nous annoncer ta disparition. La télévision de ton pays n’avait aucun document à nous montrer sur toi ; elle ne t’avait jamais filmé, elle ne t’avait jamais donné la parole, elle qui a pérennisé en des kilomètres de pellicules tant d’intellectuels approximatifs, tant de manieurs de plumes aux ordres du pouvoir".
Je revois encore Tahar Djaout assis entre Ben Mohamed et Mammeri dans une conférence sur Si Muh U M’hand le 25 décembre 1988 organisée dans la salle de cinéma de Aïn El Hammam (ex-Michelet). Djaout ne pouvant se départir de son réflexe de matheux dénicha une petite ‘’anomalie’’ dans la date présumée de la naissance du plus grande poète kabyle. Mais, timide et réservé qu’il était- malgré le bon sourire qu’il arbora-, il chuchota discrètement cette observation à l’oreille gauche de Ben Mohamed. C’est ce dernier qui formula publiquement l’interrogation de Djaout. Mammeri répondra en relativisant la connaissance que nous avons de la date exacte de la naissance de Si Muhand.

Le parcours journalistique de Djaout ne pouvait plus continuer dans un organe étatique au moment où une “ouverture démocratique’’ s’opérait dans le pays juste après les événements d’octobre 1988. Une floraison de journaux allait voir le jour, et l’aventure intellectuelle allait se concrétiser en janvier 1993 lorsque Djaout fonda avec Abdelkrim Djaâd et Arezki Metref l’hebdomadaire Ruptures, un journal de haute facture intellectuelle et de franche ligne républicaine et démocratique. La “vocation” hebdomadaire de la plume de Djaout y trouvera toute son expression. La typologie de la 24e page reproduit quelque peu celle d’Algérie-Actualité en se faisant le miroir du journal par la présentation de grands entretiens avec les hommes de culture, les intellectuels et les animateurs du monde des arts.
Djaout a pu imprimer aux journaux dans lesquels il a travaillé l’empreinte culturelle, la sensualité artistique et littéraire et la touche intellectuelle, qualités rares dans les publications de l’époque et même dans celles d’aujourd’hui.

L’écriture rebelle


“Le journalisme mène à tout à condition d’en sortir”. Voici une maxime à laquelle le parcours de Djaout a fait une entorse. En effet, il a eu à mener de front l’écriture littéraire (roman, poésie, nouvelle) et l’écriture journalistique laquelle, il faut l’avouer, n’est pas dénuée d’une préoccupation esthétique hautement littéraire. Ce syncrétisme heureux a fait un peu la particularité de Djaout par rapport à ceux de sa génération tels que Rabah Belamri ou Rachid Mimouni.
Les premiers recueils poétiques de Djaout remontent aux années 1973-74. Solstice barbelé et L’Arche à-vau-l’eau sont des poèmes de révolte, de contestation, au style quelque peu iconoclaste, du moins peu coutumier :

De ma bouche
Grotte obscure
Depuis longtemps sans vie
Coulera la parole
Porteuse de l’espoir
in L’Arche à vau-l’eau

Après quatre recueils de poèmes, il publia en 1981 l’énigmatique roman L’Exproprié. Écriture cabrée soutenue par un déluge de mots au preste souffle, histoire à la fois et hachée et, enfin, une langue non-conventionnelle interdisant toute somnolence au lecteur. Le professeur Jean Déjeux, spécialiste de la littérature algérienne, avoue que ce n’est pas un roman facile à lire. Il rappelle ce qu’en dit Djaout lui-même : plutôt qu’un roman, L’Exproprié est une somme de réflexions gravées comme des cicatrices. Déjeux note que le texte tourne autour de thèmes précis : le langage, l’identité, l’exil. Le héros est doublement exproprié : d’un espace natal, de sa légende et de ses mots. En cela, Djaout rejoint la grande problématique traitée par beaucoup d’écrivains maghrébins de langue française, la problématique de l’exil dans son acception la plus dramatique- exil intérieur généré par la dualité culturelle, le malaise psychologique et les ruptures brutales au sein de la société - dépassant de loin le sens géographique de l’exil. Après son premier roman, suivront Les Chercheurs d’os, une allégorie sur l’Algérie de l’après-Indépendance et le sort réservé aux anciens combattants. L’Invention du désert, un retour sur l’histoire médiévale du pays avec ses excès rigoristes ; un tableau qui ne fait pas mystère de certaines références à l’actualité du pays des deux dernières décades du XXe siècle. Le dernier roman publié avant son assassinat, Les Vigiles (1991), et par lequel il fut lauréat du Prix Méditerranée, est une dénonciation de la bureaucratie prédatrice et castratrice par laquelle est gouverné le pays et de son pendant, l’islamisme. Le Dernier été de la raison est un roman posthume de Djaout publié en 1999. Il y règne un univers de glaciation liturgique et martiale d’où n’émergent que quelques audacieux intrépides comme le fameux Boualem le libraire, qui donnent l’image de fous esseulés.
"Il y a une sorte de bonheur balzacien de la limpidité et du déchiffrement immédiat du monde, un désir d’ancrage dans le réel et un plaisir de créer des choses tellement transparentes qu’on a l’impression de palper la réalité juste derrière. Mais, il y a aussi un désir plus complexe, plus jouissif et plus douloureux en même temps que plus ambitieux, qui est de restructurer les choses et le monde, avec une architecture plus novatrice, des interrogations plus profondes et une introspection très fouillée. Il y a donc une écriture de la lisibilité et du bonheur et une écriture du déchiffrement complexe", expliquera Djaout (in El Moudjahid du 18 août 1991).

Le patrie de l’homme : son enfance


Entre les œuvres poétiques des années 70 et les œuvres romanesques des années 80 et 90, s’intercale un très beau recueil de nouvelles : Les Rets de l’oiseleur. L’art de la nouvelle n’étant pas le plus sollicité par nos écrivains vu la complexité du genre et l’absence d’un lectorat averti, il importe de noter ici que Djaout a réussi à dresser des tableaux merveilleux où se côtoient sans heurt le réalisme et le fantastique. Les ouvrages qui ont marqué l’art de la nouvelle en Algérie sont surtout : Au Café de Mohamed Dib, Escales de Mouloud Mammeri et La Ceinture de l’ogresse de Rachid Mimouni.
"La patrie n’est pas de l’ordre de l’espace mais du temps. Pour moi, la patrie de l’homme est un peu son enfance", disait Djaout. "La lecture de ‘’L’Appel de la forêt’’ de Jack London m’a donné, à l’âge de douze ans, l’envie de créer des êtres, des situations. Je voulais moi aussi ouvrir des portes sur l’aventure, à la fois pour moi-même et pour les autres. Je voulais être un créateur de l’imaginaire, un libérateur de l’imagination. Plus tard est venu le désir de faire passer à travers l’écriture, des idées, des soifs, des revendications diverses", ajoute-t-il dans un entretien à El Watan publié quelques mois après sa mort.
À propos de ses rapports avec la nature, Tahar Djaout dira : "J’aime effectivement beaucoup la nature, dans une sorte de panthéisme que certains trouvent très lyrique. Elle est omniprésente dans ce que j’écris, à travers ses planètes, ses oiseaux, ses insectes, tous ces éléments qui lui prêtent leurs chants, leurs mouvements, leurs amours, leurs couleurs. C’est peut-être chez moi la recherche d’un âge du monde qui pourrait coïncider avec l’enfance" (El Watan, 23 novembre 1993). Dans un entretien antérieur avec le même journal (11 avril 1991), Djaout explique : "Je crois que l’univers mental de mes romans possède une sorte de noyau : un enfant regarde une rivière et rêve de changer le monde. Pour moi, écrivain, l’enfant n’est pas seulement l’âge de l’homme, c’est aussi l’âge du monde. Tout homme en général, tout artiste en particulier, possède en son enfance un trésor d’émotions et de souvenirs. Je trouve que l’enfance est l’âge où l’homme fait le moins de concessions. C’est l’âge non seulement où il est plus beau, plus agile, plus intelligent, mais celui où il est le plus courageux. L’enfant, en un mot, est beaucoup plus sérieux que l’adulte (…) Il est évident que la blessure de la fin de l’enfance est une blessure que je porterai toujours béante en moi".
Nous ne pouvons nous empêcher d’établir une relation avec le personnage Menouar des Vigiles : "L’espace illimité et tutélaire, Menouar l’avait connu dans sa jeunesse même à paître les chèvres, ses moutons et ses ânes.
La seule barrière à son regard était une montagne pelée et ocre qu’il mettait une demi-journée à atteindre ". En s’établissant en ville, près de la capitale, et après les premiers émerveillements, il finira par se sentir " comme un fauve en cage, comme une plante coincée dans le béton.
Il se met à éprouver un besoin douloureux de buissons, la nostalgie de voir grandir les poussins et les agneaux, de humer les odeurs fortes de l’étable, des brebis qui ont mis bas…
Il rêvait aussi d’un feu de bois, de la terre profonde et moite où macéraient les feuilles mortes". Par Amar Naït Messaoud

Tahar Djaout traduit A Lemri !
de Cherif Kheddam

"Ô miroir, ton destin est plus
enviable que le mien.
Je suis comme un dément
Et n’aspire qu’à te ressembler.
L’amour te visite à tout moment,
Lorsque la belle descend
Et devant toi se teint au henné.

Colombe se pavanant dans les près ;
Elle est exempte de tout défaut,
Ne se laisse pas séduire
par l’inconnu.
Nous demandons à Dieu aimé
Que notre tour arrive
De célébrer ensemble notre joie.

Elle te fixe sans fausse pudeur.
C’est ta compagnie qu’elle sollicite,
Si tu avais su comprendre !
Ami, sois heureux avec elle,
Enivre-toi de son parfum ;
Je sais que tu me surpasses
en chance.

Elle se peigne, parfait sa coiffure,
Se regarde soigneusement
Pour repérer le défaut.
Sa beauté, sa taille sont
impeccables,
Tout en elle crie la perfection.
Elle est pareille au fruit mûr".

In ‘’Ruptures’’ n°03 (27 janvier1993)

Une nouvelle de Tahar Djaout publiée dans la revue Temps modernes (avril 1986)
L’attente du désert
Il se voit multiple, se bagarre. Sombre, immergée dans la brume, le jardin, telle une forêt concentrique, illimitée, déballe ses arbres serrés et froids qui cachent chacun dans sa futaie un lutteur en tous points semblable aux autres. Combien sont-ils à guetter sa première incursion en dehors de l’appartement qui ronronne de quiète chaleur ? Le plus difficile pour lui est de savoir avec exactitude à qui il a affaire à chaque fois- s’agit-t-il de celui dont il vient juste de se dépêtrer ou d’un lutteur tout à fait nouveau ? Le froid est leur arme paralysante ; mais jamais l’agressé n’ose franchir le vieux portail en fer, au-delà du jardin d’apparence tropicale (il aurait pourtant suffi de s’introduire au milieu d’une coulée d’arbres), pour retrouver l’été d’à côté.
Maintenant qu’il est parvenu à satisfaire- au prix de quels stratagèmes et sacrifices !- son rêve obsédant de carrelage, de chaises bien droites, de fenêtres vitrées, que gagnerait-t-il à se risquer dehors où guettent toujours les aiguilles du froid  et l’angoisse discrète des lieux déserts ? Il vaut mieux rester là, quitte à supporter interminablement l’hiver et ses cris désagréables de crave.
Dehors, le tissu des rues a rétréci. Assaut de quelle puissance rongeuse ? La foule incommensurable tient encore ; elle s’acharne à sauver les espaces carrossables, les échoppes et les différents lieux de jeu, elle redouble d’équations pour déjouer l’avance des tarets. Lui, quand il réussit à se déplacer jusqu’à la fenêtre, regarde tout cela avec une joie non feinte. Il a son projet bien mûri. Il se résignera encore dans cette claustration jusqu’à ce que la ville, peu à peu, se mette à se dépeupler. Il fera alors crisser les gonds coincés par l’immobilité et le gel puis ira contempler en toute quiétude ces oiseaux frileux (des mouettes amoureuses de l’eau douce ?) sur la Seine et les moineaux transis aux pieds géants de la tour Eiffel.
Il y aura sans doute encore le photographe, virtuose des poses éprouvées, happant au passage ce qui sera resté de mégalomanes potentiels parmi les rescapés de la désertification.
Mais les lieux dans la tête se télescopent, s’annulent comme des saisons contraires. Et ce qui vient accaparer soudain le claustré, c’est un autre hiver, un hiver des années cinquante dans la Soummam.
Il avait tellement neigé que les hommes se virent obligés de se transformer en bêtes fouisseuses, de se frayer avec des pelles des tranchées qui les conduiraient vers la mosquée. Oui, malgré le fouet sifflant et la lame acérée du froid. La foi des hommes était inébranlable, on était disposé à marcher sur des tessons et des braises pour aller accomplir en groupe la prière du vendredi.
Oh ! c’était il y a si longtemps ! A une époque où la poésie de la vie et sa misère intenable voisinaient en toute harmonie. Il n’y avait pas que la neige : les jours tournaient comme une noria. Il y avait la brûlure irascible des opuntias et l’or des étés sur la vallée- la poussière chatoyante d’un soleil éclaté en molécules. La France était alors un petit Eden aérien du côté de Béjaïa, la France avait un goût d’horizon bleu avec un navire en partance. Ceux qui revenaient de là-bas, encombrés de costumes et de réticules, confirmaient des richesses et des privilèges encore plus insoupçonnés- des gens pliant sous l’intelligence, le discernement et la politesse ; des billets de banque éparpillés comme feuilles en automne sur les trottoirs et que quelques coups de balai soigneux rassemblaient en petits tas ; des villes inconcevablement propres et rutilantes de bonheur ; des campagnes généreuses où pommiers et pruniers vacillaient sous la charge. Mais, n’oubliaient pas de conclure les heureux migrateurs, il pleut sur ce pays, oh ! oui ! il pleut et gèle à vous séparer de vos mains si précieuses et de votre tête (inutile, celle-là). Oui, parfaitement inutile, car les mains, le torse et les pieds savent à eux seuls dépoussiérer, éclairer, triturer, laminer, souder, dissocier, essorer, apprêter, étirer, effiler, tordre, soulever, pousser, compacter, compulser, décanter, démerder et enfoncer. La tête, on la laisse aux vestiaires avec le costume faussement décent et les chaussures de ville. Un paradis, je vous le dis, l’Europe. On y est soustrait aux tracas, aux faims, aux vermines, aux médisances. Dieu doit y avoir ses quartiers. J’espère que vous nous y rejoindrez tous un jour. Chacun a sa chance en ce bas monde.
Un autre encore exultait :
-Quelle merveille que ce pays-là ! Un simple ticket à quelques centimes et tu passes toute la journée sous terre, à voyager d’un train à l’autre.
L’exil est présenté comme une délivrance. Oui, nous désertons tous le bercail.
Lui aussi voulait voir de plus près ce paradis offert aux vivants. Il prit le bateau, non pas de Béjaïa la bleue, la rieuse, mais d’Alger l’enfumée, la trépidante. La mer devant lui n’était plus verticale comme il l’avait toujours perçue, mais étale, interminable, pareille aux journées d’hiver sans provisions qui n’en finissent pas de s’allonger.
L’hiver dans la Soummam avait été tenace et rigoureux. Traversé seulement par quelques oiseaux silencieux et d’épaisses fumées de bois. Il avait neigé deux semaines durant et, lorsqu’un  soleil froid se montra dans le ciel comme un poisson d’or circulaire, le monde en bas n’était qu’un immense miroir très propre dont les reflets écorchaient le regard. Il fallait acérer ses yeux pour couper cette lumière blanche. Les pelles ne pouvaient arriver à bout de tout. On s’était contenté de déterrer le tracé des routes les plus nécessaires, de rendre à la respiration ambiante quelques troncs d’arbres verglacés. La préoccupation essentielle des enfants était de ramasser des oiseaux morts. On les trouvait- rouge-gorges, bergeronnettes, fauvettes, merles et alouettes- enfouies dans la neige, avec un bec ou un bout d’aile qui émergeait. Quelquefois, ils étaient pris dans l’enchevêtrement impénétrable d’un buisson de cistes ou de lentisques. Leur chute accrochait des plumes aux branches pétrifiées. Les oiseaux étaient glacés et raides comme des cailloux recouverts de mousse duveteuse. On les plongeait dans l’eau bouillante, ce qui avait un double effet : rendre plus facile la plumaison et restituer peu à peu sa mobilité au corps statufié.
Mais l’hiver ici est un hiver de pavés chauves, impitoyables de rectitude. Sans place pour les monticules buissonneux où se fourvoient les oiseaux morts. Il y a tellement de gel sous la peau et de la solitude derrière les fenêtres closes. Des ombres blanches, doucereuses, passent parfois, femmes arrachées aux mirages d’une ville plus aride que le plus aride des déserts. On a beau torturer son inconscient pour y faire naître une oasis avec ses bruissements de palmes et ses oiseaux paresseux, on se retrouve impuissant, empêtrés dans les mailles d’une blancheur froide- oh ! pas cette autre blancheur ; aux environs de Ouargla, terres ensemencées de sel comme s’il avait neigé dans les sillons !
Aurores poisseuses où la lumière s’étrangle en quintes de toux avant de disparaître totalement, happée dans la dilution du gris. Je sors parfois, fendant à grand-peine l’air cisaillant du demi-jour. Les lanières du froid me rappellent à l’ordre et me pourchassent aussitôt à travers des rues placides où les hommes s’écartent devant ma fuite effrénée. Ma journée entière s’en trouve gâchée. Mes rêves eux-mêmes, la nuit venue, prennent une coloration exaspérante : essayer des pointures impossibles de chaussures, chercher durant des éternités une petite place pour me garer, malmener d’un pied affolé le frein d’une voiture qui ne répond plus. Je rêve aussi parfois qu’on force ma fille Nabiha, qui est gauchère, à se servir de sa main droite. Une seule note originale est venue égayer ce chapelet de banalités : j’ai rêvé la semaine dernière que mon unique sœur est morte.
Il y a quelques mois, c’était la remontée en force des rêves primaires ou franchement barbares de mon enfance : membres de la famille qui s’entretuent, bêtes qu’on dépiaute ou étripe, luttes contre d’interminables incendies. La parentèle ravageuse m’envahissait, avec sa panoplie de filles laides, ses mâles implacables et chétifs.
Mais le plaisir quasi-génésique de me réveiller en sueur chauffé par quelque lutte sans merci ou quelque inextinguible incendie, mais maintenant refusé. Rien qu’une rogne froide et de l’énervement au réveil. Et une journée opaque qui s’étire, sombre et épaisse, comme une fumée d’usine. Il ne reste plus qu’à tuer ses sens, mettre ses désirs en hibernation et son imagination en veilleuse, attendre dans une hébétude réparatrice ces quelques heures qui précédent le nuit, uniques heures d’accalmie où l’on entend le monde sans le voir. Heures presque bénies où la pluie invisible, la télévision, la lecture et quelque liqueur réchauffante préparent au piège aigre-doux du sommeil.    
Mais j’appréhende toujours ce rêve sur le temps qui me taraude. Un cataclysme irréversible m’exclut à tout jamais des territoires de l’enfance. Une barque invisible mais véloce m’emporte vers un monde de décrépitude ; je regarde les années matérialisées en bêtes menaçantes filer dans le sens inverse de mon parcours. Une détresse plus forte que l’angoisse et la mort m’étreint jusqu’à l’étouffement. Je ne peux même pas crier. Je sais que, de toutes manières, il est inutile d’appeler dans cet univers où les verdicts sont sans recours. Le cauchemar ne dure qu’un instant et je me réveille, transi, parfois le visage inondé de larmes, avec la sensation que quelque chose d’irremplaçable, d’aussi précieux que la vie même, s’est brisé quelque part.

Tahar Djaout
in Les Temps Modernes
Revue fondée par Jean Paul Sartre en 1943

Article publié le Dimanche 28 Mai 2006 sur:
http://quebec.kabylie.dzblog.com/article-48846.html

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