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Zighcult
11 décembre 2005

"Mon identité, c’est ma musique..."

Entretien avec Takfarinas




« Mon identité, c’est ma musique. Quand je me repose, je pense déjà à la musique », nous disait Takfarinas. Cela suffit à ce chanteur pour se présenter, lui qui ne cesse de grimper et de conquérir sa place au sein de la chanson moderne. Aujourd’hui, Yal Music, style propre à Takfarinas, dépasse largement les limites de l’Afrique du Nord. Avec son dernier album Honneur aux dames, Takfarinas veut rendre un hommage aux femmes qui ne cessent de subir maintes injustices. « Chanter la femme, c’est m’engager en guerre contre l’intolérable et pour une fraternité universelle », nous disait Tako, comme l’appellent ses amis.
C’est son nouveau rêve que Takfarians veut faire naître avec son nouvel album. Pour ce faire, il a invité des amis à participer à cet album de choc : Idbassaïd, les rappeurs Sté Strausz, Rabah du groupe MBS, Jef de la Cruz, le chinois Yin Jian, le duo choc jamaïcain Sly & Robbie et la chanteuse de R’n’B China. Takfarinas a assuré quasiment seul la direction artistique. « C’est à moi de défendre mes chansons, donc je ne peux accepter un son de cloche que je ne ressens pas » nous a confié l’artiste. Il dénonce haut et fort ceux qui se font piéger par l’argent en acceptant de produire de la médiocrité sous la pression de certains producteurs. Takfarinas choisit lui-même ceux qui l’aident à l’instar de Kamel Sahnoun, un fidèle ami, ou "le magicien du son" comme il aime le nommer. Celui-ci l’a accompagné tout au long de sa création et a signé la plus part de ses arrangements. Aux cotés de Kamel, plusieurs musiciens talentueux de renommée mondiale ont accompagné l’artiste, en offrant une distribution musicale forte par son importance et sa pertinence. Citons au passage Moktar Samba, Michel Alibo, Karim Ziad, l’Orchestre Royal du Maroc, Norbert Krief, Moulay Aït Sihamed, Farid Zéhouane... Rénovateur de la chanson kabyle, Takfarinas ne cesse de surprendre. Son nouvel album « Honneur aux dames » est un double CD contenant 29 titres dont 16 en kabyle dont 12 sont reprise avec en français, et un duo kabyle/anglais. C’est un mélange de funk, reggae, rock, rap, chaabi ainsi baptisé Yal Musique. Nous l’avons rencontré dans un studio d’enregistrement où il travaille pour la préparation de sa rencontre avec son public les 8, 9, 10 et 11 décembre au Cabaret Sauvage. Avec modestie, il a bien voulu répondre aux questions de Tamazgha.fr.

Entre Takfarinas et la musique, n’est-ce pas une longue histoire ? !...

Je peux dire que mon identité à moi, c’est ma musique. Quand on ‘parle’ bien la musique, c’est quelque chose de magnifique. La musique est la langue que tout le monde peut comprendre. En plus, la musique c’est comme l’amour, on n’y fait pas de calcul, ça va droit au cœur. Quand il y a une onde de musique qui parvient aux oreilles, elle va droit au cœur. Moi, je ne me souviens pas du moment où j’ai commencé à apprendre la musique : je suis né comme ça. Mon père et mon frère étaient aussi des musiciens.

Votre musique est composée de plusieurs styles. Est-ce que le mot YAL MUSIC que vous lui avez attribué fait référence à cela ?

Le terme YAL en kabyle signifie ‘chaque’. Pour moi, la musique est comme un bouquet de roses : il y a plusieurs couleurs et plusieurs parfums. Chacun y trouve son goût. C’est vrai que la YAL est très large. Par exemple, en Kabylie, la musique d’Aït-Menguellet est différente de la mienne ; celle d’Idir n’a rien avoir avec celle de Chérif Kheddam ou avec celle du groupe Djurdjura. Donc, chacun a son style. Et c’est pour cela qu’on ne peut pas parler de style kabyle mais de styles kabyles. Je vais vous raconter une anecdote : en 1993, j’étais au Danemark pour un festival de la musique où il y avait 400.000 personnes en une semaine. Quand on entre dans ce grand show, ce n’est pas facile, il y a plusieurs musiciens et plusieurs concerts à la fois. Le public était là entrain d’observer, et lorsque quelqu’un ne l’intéresse pas, il part choisir un autre groupe ou artiste à écouter. C’est comme la foire de la musique, il y a une rude concurrence entre les participants. Quand je suis monté sur scène, j’étais rappelé trois fois. Et si l’on m’a fait ce rappel, cela veut dire que le public avait trouvé cela très beau. Dans une conférence de presse, un journaliste m’a posé la question sur mon style de musique, j’ai répondu que je chante du kabyle. J’ai senti que ma réponse ne l’avais pas convaincue. Quelqu’un m’a précisé qu’au pays d’où je venais il y a plusieurs styles : chaabi, hawzi... A partir de là, je me suis dit qu’il faut trouver un nom à cette musique. J’ai contacté tous les artistes afin qu’on trouve un nom pour notre musique. Certains ont répondu et ont même fait des suggestions. Enfin, le terme YAL est retenu. Maintenant, pourquoi YAL ? Parce que c’est la musique de la langue, c’est la musique avant l’instrument. Qui n’a pas chanté Yala lala ? Je pense que tous les artistes kabyles l’ont fait. C’est pour cette raison que je considère que Yal Musique est le fondement de notre musique, qu’elle soit du chaabi ou autre. Le terme Yal était déjà utilisé depuis bien longtemps, il a même précédé l’usage de la flûte. Dans mon dernier album, j’ai introduit le R’n’B, le Rock, le Rap, mais ma musique demeure toujours de la Yal.

Dans votre dernier album, vous avez chanté en kabyle et en français et vous avez introduit un duo en anglais. Quel impact attend Takfarinas de tout cela ?

A chaque fois, lors de mes concerts, il y a des gens, notamment des français, qui viennent me voir mais ne comprennent pas le kabyle. Certains d’entre eux me disaient : « Ah ! C’est dommage qu’on n’ai pas compris grand-chose ». La musique leur plait mais comme ils ne comprennent pas les paroles, cela leur laisse un goût d’inachevé. Si on regarde les choses sous un autre angle, c’est très beau de voir le kabyle cohabiter avec le français et vice-versa.

Dans mon dernier album, j’ai fait participer plusieurs artistes de divers horizons, notamment les Jamaïcains Sly & Robbie qui sont considérés comme les fondateurs du Reggae : ils ont chanté avec moi la chanson Ccaw Ssaw. C’était lorsqu’ils ont écouté ma musique qu’ils m’ont dit qu’ils viendraient avec un grand plaisir. Je vous raconte une anecdote à ce sujet. En effet, ils sont venus participer dans mon album et ils pensaient qu’ils allaient jouer ce qu’ils veulent. Ils connaissent bien la musique et on a rien à leur montrer. Leur manager est venu me voir en me disant qu’ils vont faire du bon travail, mais leur travail. Ils ont travaillé jusqu’à 10 heures du soir. Je ne vous cache pas que je n’étais pas content de leur travail. J’ai eu une discussion avec le manager ; je lui avais dit que s’ils continuent dans cette voie, ça n’arrangera pas les choses. Le manager est allé mettre au courant le bassiste de mes intentions. Ce dernier s’est énervé et a arrêté de jouer. Il m’a dit : que voulez-vous alors ? Je me suis mis debout et j’ai joué un morceau. Il m’a regardé longuement, puis il est sorti pour fumer. Tout le monde pensait qu’il allait partir. Quelques instants après, il est revenu et m’a dit : vous avez raison. Je suis très content du fait qu’ils m’aient fait un très bon travail : vous n’avez qu’à écouter la Chanson Ccaw Ssaw pour s’en rendre compte. Je voulais dire par là, que si quelqu’un me fait quelque chose que je ne ressens pas, je ne peux l’accepter. J’avais l’expérience avec l’album Remman. Même si j’étais classé en 4ème position, lorsque j’ai fait le Bataclan c’était un échec. Tout cela est dû au fait que j’ai donné carte blanche à l’arrangeur. Et il m’a fait quelque chose qui n’est pas mon reflet. Remman était un album bien fait musicalement, d’ailleurs les artistes l’aiment bien, mais le public ne l’a pas trop apprécié. C’est à partir de là que j’ai pris la décision d’être le seul maître de mes musiques.

Certains artistes, liés par des contrats avec des maisons de production, se voient imposer certaines contraintes par ces dernières. Est-ce votre cas ?

Non, moi je prends beaucoup de temps pour signer un contrat. Je veux être le maître de moi-même. Si vous me faites une chanson que je ne ressens pas, je ne l’accepte pas. Moi, je défend mes chansons.

Vous êtes habitué au travail d’équipe. Vous savez partager et répartir les tâches aux professionnels. Beaucoup d’artistes participent à votre travail, que ce soit lors de concerts ou d’enregistrements. Comment arrivez-vous à gérer cela ?

Dans cet album, j’ai travaillé avec 85 personnes. Il y a cinq batteurs, quatre bassistes, quatre guitaristes et quatre groupes de choristes ; chacun y a mis sa touche. Si j’ai fais participer l’Orchestre Royal Marocain, c’est parce qu’il représente l’âme berbère. Je sais ce que je veux, mais s’il y a des choses que je ne maîtrise pas, je fais appel aux spécialistes.

Et si on vous demande vos sources d’inspiration en matière musicale ?

Lorsque j’étais adolescent, j’écoutais déjà la musique occidentale, notamment Stevy Wonder, Elvis, Beatles... J’aimais bien tout ce qui est guitare électrique et batterie. J’avais une bonne oreille musicale et j’avais toujours rêvé d’avoir un orchestre moderne. Sans oublier aussi que je viens d’une école, le chaabi, qui a été pour moi une sorte de piste de décollage. A partir de ce style, on peut s’orienter vers d’autres comme le blues, le funk ou le reggae.

Dans vos textes, vous faites souvent référence à la femme. Le dernier album, vous l’avez même titré ‘Honneur aux dames’. Pourquoi ?

La femme représente le monde, c’est elle qui fait tourner la Terre. Dieu qui a créé la femme lui a donné une grande responsabilité. Le fait de porter un bébé pendant neuf mois, c’est déjà énorme. Dieu l’a associe à l’ange. Alors comment ne pas chanter la femme ? On est en 2004 et la femme n’est toujours pas libre, même dans les pays développés. Le vote des femmes en France est récent. Dans d’autres pays, les hommes empêchent leurs filles de continuer leurs études dès qu’elles ont 13 ou 14 ans, et parfois même avant. Il y a aussi le phénomène de la polygamie. Certaines femmes n’ont pas aussi le droit de se faire soigner si le médecin du coin est un homme. Et quand elle sort il faut qu’elle se cache derrière un voile ou un tchador. Dans d’autres pays, la femme n’a pas le droit d’exercer certaines fonctions, comme juge ou avocate. Et dans d’autres cas, elle n’a même pas le droit d’utiliser un véhicule. Avec ces pratiques, on peut dire qu’on est toujours à l’état sauvage. Je cite ce poème que j’ai introduit dans mon album : Zzin n tulawin d ljennat i tmughli n wergaz. La beauté de la femme est le paradis dans le regard de l’homme". Voilà pourquoi je fais référence à chaque fois à la femme.

Vous avez chanté aux quatre coins du monde, vous avez même rencontré Nelson Mandela lors de votre passage en Afrique du Sud. Pouvez-vous donner à nos lecteurs davantage d’informations ?

C’était en 2000. J’étais invité pour participer à un concours de chant. Des artistes venus du monde entier prenaient part à cette rencontre ; il y avait même Michael Jackson. J’étais classé meilleur chanteur d’Afrique du Nord. Je m’attendais à être classé meilleur chanteur d’Afrique, mais comme les électeurs étaient des téléspectateurs, et le spectacle était diffusé par tout en Afrique sauf en Afrique du Nord, je n’ai pas pu accéder à ce premier rang. J’ai tout de même été classé à la première place comme meilleur chanteur de l’Afrique du Nord. J’ai reçu le trophée de la main du président Nelson Mandela. C’était aussi une occasion pour moi de rencontrer Michael Jackson.

Comment travaillez-vous pour votre tournée après cette sortie triomphale de l’album ?

D’abord je rends hommage à tous les membres de l’équipe qui ont travaillé avec moi et continueront à le faire car ils vont m’accompagner sur scène tout au long de ma tournée. Durant la réalisation de l’album, je peux dire qu’on a travaillé durement. Des nuits de travail s’enchaînaient et des fois je ne dormais que très peu. Mais les bons résultas n’arrivent que de cette façon. Dans le domaine de la chanson, il n’y a pas de chance, c’est le travail qui prime. Si vous voulez la continuité, il faut suer. Dans mon album, j’ai fait ma musique et mon public peut s’attendre à mieux dans le prochain. Je ne compte sur personne pour me faire la réalisation, c’est moi qui l’ai faite. Je dois dire qu’il faut faire sa musique et prendre en charge son travail. Quand je fais un album, je ne fais pas 16 titres, j’en fais 70 et c’est là que je choisis ceux qui vont être édités tout en gardant les autres pour d’autres occasions. J’aime ce que je fais et je ne peux rester sans travailler. Lorsque je me repose, je pense à la musique. Je compte faire une tournée et chanter aux stades de Tizi-Ouzou, de Bejaia, au stade du 5 juillet à Alger, à Oran, à Annaba, à Batna et à Constantine. Puis, ce sera à Tunis et à Rabat.

Dans vos albums, vous n’avez pas cessé d’évoquer la Berbérie. Takfarinas rêve-t-il de voir cette contrée unifiée ?

C’est mon souhait, c’est dans ce sens que j’ai fait participer Hassane Idbassaïd du Maroc. Il ne suffit pas de parler, mais il faut passer à l’acte. Un tunisien qui travaille avec moi me disait toujours que chez eux, à Djerba, le berbère est parlé couramment. L’âme berbère est partout : que ce soit en Lybie, en Tunisie ou en Mauritanie. Pour moi, c’est la berbérité. Mais il ne faut pas se limiter aussi à cette région du monde. Il faut essayer d’être universel tout en gardant ses repères. Je me rappelle de Mohya qui m’a dit un jour : Tu sais que je t’admire, mais qu’as-tu à me vendre si je ne comprend pas le kabyle ? Mohya avait raison, même si je milite pour Tamazight, il faut envelopper ce qu’on fait dans l’universalité. Sachant que Mohya est actuellement très malade [1], je profite de ce moment pour lui souhaiter le rétablissement, ainsi qu’à Izri Brahim.

Le piratage de disques est un problème d’actualité et n’arrange pas l’artiste, qu’on pensez-vous ?

Il n’arrange pas la culture aussi. Si vraiment ce que je fais vous plait, ne tentez pas le piratage des CD. Il faut acheter pour encourager cette musique. Pour les maisons de disque, vous ne valez que ce que vous avez vendu. Si je suis actuellement avec une grande maison du disque, en l’occurrence BMG, c’est grâce à mon travail. Mais si les gens piratent au lieu d’acheter, je ne peux pas garantir l’avenir de notre musique. J’essaye toujours de faire du bon travail, je fourni plus d’efforts à chaque occasion. Je ne suis pas encore satisfait ; un jour il faut qu’on m’appelle pour me dire que j’ai obtenu le disque d’or. Si mon album marche bien, c’est un honneur pour notre musique et les maisons du disque pourront ainsi promouvoir d’autres artistes. Mais si le piratage sévit même si je suis un Beethoven tout le monde va m’ignorer.

Votre dernier mot pour les internautes de Tamazgha.fr

N’oublions pas nos martyrs. Ils sont morts pour que vive ce que d’autres ont voulu étouffer depuis 14 siècles. Ils sont toujours dans nos mémoires. Notre chemin est tracé et on est arrivé au point de non retour. Pour Tamazight, c’est une question de temps. Un jour le président parlera en Tamazight au nom de l’Afrique du Nord. Le sang des martyrs ne sera pas oublié. Je lance un appel aussi pour tous ceux qui militent à ne pas se décourager. C’est un combat de tous les jours. On sait que ce n’est pas facile, tout cela c’est voulu. Regardez la Kabylie, il n’y a presque aucune usine, le régime en place a fait cela pour que les gens ne pensent qu’à chercher à manger et oublient les autres soucis de la vie. Dans mon dernier album j’ai évoqué cela :

"Telluzed’, eemmden-ak ad tellazed’, tessuf?ed’ Fr’ansa, teccid’ abellud’ tessusmed’, wamma ass-agi d yemma-k a d-teskefled’

On doit continuer dans notre chemin, comme on dit "Ulac id’ ur nese’ara ss’bah’, yal ccedda tesea talwit"

Si on fait le constat des choses, je peux dire qu’on a fait des progrès. Je me souviens des années 1970, lorsque c’était difficile de parler en kabyle en dehors de la Kabylie. Aujourd’hui tout le monde revendique sa berbérité et cela est un grand acquis parmi d’autres. C’est grâce aux événements de 1980 que nous avons connu la signification de la démocratie. Des gens sont morts pour bâtir cette démocratie. La démocratie ne se donne pas, c’est une éducation. En France, la Révolution a eu lieu en 1789 mais pendant longtemps le peuple est resté insatisfait de sa Démocratie.

C’est vrai que beaucoup de choses restent à faire, mais je pense qu’on a fait des progrès dans ce sens, et cela grâce aux nombreux militants qui ont déclenché les événements de 80.

C’est aussi grâce à la chanson....

C’est vrai que avant les années 1990 et même après, la chanson est l’expression du peuple. Le chanteur est considéré comme le porte-parole de la société. Mais aujourd’hui le chant ne doit pas se limiter uniquement à la chanson engagée, il faut aussi faire travailler la musique.

Propos recueillis par
Kamal Kaci.
L’entretien est réalisé à Bièvres (Essonne), le 30 novembre 2004.

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