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Zighcult
28 juin 2005

Mouloud Feraoun- Le fils du pauvre -Interview- 2003

Du bout du fil, me parvenait la voix d’Emmanuel Roblès. Bien entendu, j’acceptais. Une demi-heure plus tard, celui qui restera pour moi "le fils du pauvre", pénétrait dans mon bureau. Ses mains étaient encombrées d’un parapluie et d’une serviette de cuir. Il se débarrassa de ces objets gênants avant de me serrer la main avec amitié. Mouloud Feraoun est discret, effacé, presque timide. Mais dès qu’il se trouve en confiance, il s’anime, il s’ouvre, et c’est l’homme le plus charmant que je connaisse. Pendant qu’il me parle, je l’observe sournoisement. Derrière les verres de ses claires lunettes d’écaille, pétillent deux bons yeux où tremble la lueur d’une profonde vie intérieure.

Mouloud Feraoun a posé ses deux mains très brunes sur ma table. Chaudement vêtu, nu-tête, il me paraît engoncé dans son pardessus marron.

Visage accueillant et sympathique, traversé de rides. Cheveux souples et noirs comme la moustache, cette petite couronne du sourire.

Parlez-moi de votre premier roman...
J’ai écrit Le Fils du pauvre pendant les années sombres de la guerre, à la lumière d’une lampe à pétrole. J’y ai mis le meilleur de mon être.

Roman autobiographique, n’est-ce pas ?
Oui... Je suis très attaché à ce livre, d’abord parce que je ne mangeais pas tous les jours à ma faim alors qu’il sortait de ma plume, ensuite parce qu’il m’a permis de prendre conscience de mes moyens. Le succès qu’il a remporté m’a encouragé à écrire d’autres livres. Mon interlocuteur me précise qu’il est né à Tizi Hibel, commune mixte de Fort-National, en Haute-Kabylie, le 8 mars 1913, dans un foyer très pauvre.

Que faisait votre père ?
A l’époque de ma naissance, il était cultivateur. Mais, dès avant 1910, il avait dû quitter le sol natal pour chercher ailleurs du travail. En ce temps-là, les Kabyles n’allaient pas encore en France, mais dans le Constantinois. Par la suite, il se rendit dans les mines du Nord - à Lens, exactement - et de là dans la région parisienne. Il travaillait aux Fonderies d’Aubervilliers lorsqu’il fut accidenté. On peut dire de mon père qu’il s’est donné beaucoup de mal pour élever sa nichée.

Combien eut-il d’enfants ?
Cinq dont deux garçons. Mon frère cadet est aussi instituteur. Dans Le Fils du pauvre, vous avez raconté - bien sûr en les transposant sur le plan romanesque - votre enfance et vos études. Vous êtes arrivé à votre but à la force des poignets. J’ai beaucoup admiré votre courage... Grâce à la compréhension d’un de mes maîtres, j’obtins une bourse, commençais mes études à Tizi Ouzou et les achevais à l’Ecole normale d’Alger.

Quand avez-vous été nommé instituteur ?
En 1935. Depuis cette date, j’ai enseigné dans différents postes et principalement à Taourirt Moussa, à deux kilomètres de mon village natal, de 1946 à 1952. Vous êtes actuellement directeur de l’école de garçons de Fort-National ... Oui, depuis octobre dernier. Ecole de 300 élèves avec cours complémentaires.

Satisfait ?
Ca va. Nous avons l’eau courante et l’électricité. Le médecin et le pharmacien sont à proximité. Les enfants travaillent ; ils sont assidus, sans doute parce qu’ils sont dévorés du besoin de connaître.

Vous êtes marié, n’est-ce pas ?
Et j’ai six enfants ; mon aîné a 13 ans.Nous en venons à La Terre et le Sang.

Mouloud Feraoun parle, parle... On sent que ce livre a requis toute sa sollicitude pendant de longs mois. Le fils du pauvre vit encore en lui, bien que le manuscrit soit déjà à Paris.

Comment vous est venue l’idée de ce nouveau roman ?
Je vous disais à l’instant que le succès de mon premier ouvrage m’avait encouragé à écrire d’autres livres. Il faut ajouter ceci : l’idée m’est venue que je pourrais essayer de traduire l’âme kabyle. D’être un témoin. Je suis de souche authentiquement kabyle.
J’ai toujours habité la Kabylie. Il est bon que l’on sache que les Kabyles sont des hommes comme les autres. Et je crois, voyez-vous, que je suis bien placé pour le dire. Vous noterez que ma décision prise, quelqu’un m’a constamment tarabusté, mis la plume entre les pattes.
C’est mon ami Roblès que je connais depuis 20 ans. Chaque fois : "Où en es-tu ?", "Travaille sec", "J’attends ton roman". Il est venu à plusieurs reprises me relancer à Taourirt et, pour sa voiture, ce fut chaque fois une expédition. Dites bien que, pour lui, l’amitié n’est pas un vain mot.

Quel est le sujet de La Terre et le Sang ?
Mouloud Feraoun ne répond pas tout de suite. Il joue inconsciemment avec un élastique qu’il a trouvé sur ma table. L’abandonnant, il saisit un crayon, se rejette en arrière et poursuit : J’ai pensé que l’émigration des Kabyles pouvait donner matière à un ou plusieurs ouvrages dignes d’intérêt. J’ai distingué deux périodes : de 1910 à 1930 et de 1930 aux années que nous vivons. La Terre et le Sang est consacré à la première période. J’écrirai un autre roman sur la seconde période.

Pourquoi deux périodes ?
A mon avis, il y a une grande différence entre ces deux périodes. La psychologie des Kabyles d’aujourd’hui se rendant en France n’est plus du tout celle des Kabyles qui leur ont ouvert la route. Les Kabyles de 1953 sont mieux armés que leurs devanciers, parce qu’ils s’adaptent plus facilement aux façons de vivre de la métropole. Par contre, il me semble que les anciens étaient davantage attachés à leur village, à leur terre, aux mŦAcirc;?urs kabyles ; ils se hâtaient de retourner chez eux avec leurs économies pour améliorer leur situation au village, ce qui n’est pas automatique aujourd’hui.

Le sujet ?
La Terre et le Sang relate l’histoire d’Amer, un garçon de 14 ans, envoyé à Paris avec des voisins. Cela se passe avant la Première Guerre mondiale. D’abord cuisinier de la petite colonie de son village, le jeune Kabyle ne tardera pas à travailler dans la mine, comme ses compagnons. Un soir, il tuera accidentellement un de ses compatriotes. N’osant plus rentrer en Kabylie (où il risque d’être exécuté par la famille du défunt), il décide de vivre désormais en France. Quinze années passent. L’appel du sol natal et le désir d’une existence plus simple l’emportent sur la prudence. Accompagné de sa femme Marie, une Parisienne que la vie a meurtrie, il rentre dans son village. Deux ans après son installation, la tragédie éclateraÂ?

Notre entretien se poursuit. Mouloud Feraoun répond calmement à toutes mes questions.

Avez-vous d’autres projets ?
Oui, car le domaine qui touche à l’âme kabyle est très vaste. La difficulté est de l’exprimer le plus fidèlement possible.

Y aura-t-il une suite au Fils du pauvre ?
Ce n’est pas impossibleÂ? Mais avant, je publierai très certainement un ouvrage illustré par Brouty, gerbe de scènes de la vie kabyle : une réunion publique, la fontaine du village, le marché, le retour des voyageurs de France, etc. Ce livre s’achèvera sur des contes kabyles.

Je pose ensuite cette question à Mouloud Feraoun :
Quand écrivez-vous ?
Je consacre ma journée à ma tâche professionnelle. J’écris mes livres la nuit et les jours de congé. Je noircis presque tous les jours de trois à quatre pages, sauf quand l’inspiration me fuit. Dans ce cas, je n’insiste pas.

Travaillez-vous d’après un plan ?
Je commence par établir une grossière ébauche du livre, et c’est en écrivant que j’ordonne mon récit. En gros, je sais où je vais. Mais au fur et à mesure qu’avance le travail, surviennent des scènes et des situations que je n’avais pas prévues.

Quelle attitude prenez-vous à l’égard de vos personnages ?
Je me mets honnêtement à leur place. Je les sollicite. Et, finalement, ce sont les personnages qui me disent ce que je dois écrire.

Nous parlons à présent à bâtons rompus. Mon interlocuteur m’annonce qu’il se rendra à Paris, pendant les vacances de Pâques, pour le lancement de La Terre et le Sang. Le seuil, très certainement, lui fera fête (notons au passage que cette maison vient d’acquérir les droits du Fils du pauvre).

Un ecrivain probe. Quels livres aimez-vous ?
J’ai beaucoup lu, et de tout. Je suis aujourd’hui plus exigent que je ne l’étais hier. Je goûte les livres vraiment humains, ceux où l’écrivain a essayé d’interpréter l’homme dans toute sa plénitude. Car l’homme n’est ni franchement bon, ni franchement mauvais. L’écrivain, voyez-vous, n’a pas le droit de parler des hommes à la légère. N’êtes-vous pas de mon avis ?

Mouloud Feraoun est un sage et un écrivain probe. Je suis persuadé que son étoile le conduira loin. Sa voix, en tout cas, est de celles qu’il faut entendre.
(L’Effort algerien du 27 février 1953)

Par Maurice Monnoyer

Interview proposée par Tassadit Ould-Hamouda


Mr Mouloud Feraoun etait de ces hommes dont leurs jugements a éclairait nos simples esprit, un Hommes qui a put discerner dans sa plus plus grande franchise la conditions humaines et plus precisement la conditions kabyles à une periodes charnieres de son existence. Moi fils d’emmigré vivant en france j’ai pus ressentir et imaginer les sentiment de mes aïeuls lors de leurs venu en france grace à cette illustre ecrivain qui ecrivait à coeur ouvert, et qui savait décoder les sentiment de ces freres kabyles. Monsieur Feraoun est pour nous les jeunes kabyles ( de france ou de kabylie ) un exemple à suivre, un homme qui a put exprimer une extraordinaire litterature et transmettre un message de bonté, un homme qui a surpasser sa condition de fils de pauvre. abdenour


"il est bon que l’on sache que les Kabyles sont des hommes comme les autres","les enfants travaillent :ils sont assidus,sans doute parce qu’ils sont devores du besoin de connaitre." " L’homme n’est ni franchement bon, ni franchement mauvais." Je suis fascine par la profondeur des idees de Mouloud Feraoun. Comment est-il arrive a un tel niveau d’objectivite et de lucidite malgre les conditions sociales tres difficiles dues a la colonisation ? Comment un fils du pauvre qui ne mangeait pas a sa faim a pu surpasser les enfants des nantis par son intelligence et son savoir. ? Je ne pourrais jamais exprimer ce que je ressens pour Mouloud Feraoun car je ne suis pas doue de son eloquence et de sa sagesse. Il restera pour moi, le meilleur ecrivain contemporain, que j’ai lu , que mes enfants lisent, que mes petits enfants liront. akhal


Source:

http://www.kabyle.com/article.php?id_article=4377


Le 15 mars 2003 ne peut pas se vivre comme les autres jours. C’est un jour, une date qui nous interpelle et qui nous renvoie à des moments douloureux et poignants. On n’oublie jamais les ŦAcirc;?uvres de Mouloud Feraoun. On aime les lire et les relire, car, à chaque fois on y découvre quelque chose de génial, un détail, une nuance qui nous ont échappé à la première lecture.

Parallèlement, dans notre for intérieur, on souhaiterait refouler son assassinat, ne pas imaginer la cruauté avec laquelle il a été assassiné lui et ses cinq amis à Alger en ce 15 mars 1962.

Mouloud Feraoun est né à Tizi Hibel en Kabylie en 1913. Il a eu son Concours d’entrée à l’Ecole Normale de Bouzaréa en 1932. Il a été instituteur, puis directeur avant de devenir directeur des Centres sociaux d’El Biar en 1960 fondés par Germaine Tillion. Mais il n’était pas que cela. Il était aussi écrivain, observateur de la vie de son peuple au quotidien. Par miracle, l’école algérienne n’avait pas censuré Feraoun. Des millions d’enfants algériens ont découvert Fouroulou, Le fils du pauvre, Les chemins qui montent, La terre et le sang etc..

Toutes ses ŦAcirc;?uvres décrivent des images de nous, de nos rêves et de nos espérances. Mais celle qui nous renvoie le mieux à nous-mêmes c’est incontestablement les Jours de Kabylie. On quitte la Kabylie pour un temps. On y revient après un long exil un peu distant, un peu hautain pour retrouver voire reprendre en dernier lieu la vie d’avant le départ. Se réconcilier avec la vie de Tadert (du village) avec ses poussières, ses normes, ses joies et ses peines. Bref, on ne quitte jamais Tadert définitivement ! Dans ce livre Mouloud Feraoun décrit ce déchirement, ces séparations répétées et souvent forcées de la terre natale, de ses parents, de ses amis. Il décrit ces tableaux de la vie quotidienne de Kabylie avec un style qui lui est propre et qui est sublime, magique. Un style qui a su manier la langue française avec l’âme kabyle et qui a inondé le dictionnaire de la langue française avec des empreints kabyles, berbères. Lire et relire Feraoun fait partie de ces acquis de notre patrimoine commun en Kabylie, en Algérie, en Afrique du Nord et dans tous les pays francophones.

L’ironie du sort, on perd Mouloud Mammeri à l’aube de la démocratie et du pluralisme en Algérie en 1989. Tout comme l’Algérie avait perdu Mouloud Feraoun quelques mois avant son indépendance. Feraoun ou Fouroulou quitta brutalement sa patrie et laissa ses projets en suspend. Non seulement il écrivait mais il activait pour que les choses changent, pour le bien-être de tous. L’humanisme, l’ouverture et l’intelligence débordaient de ses ŦAcirc;?uvres, de sa perception de la vie, du monde. Et c’était la meilleure façon de dire sa Kabylie, son Algérie, son peuple. Un exemple à suivreÂ?

Cette années les éditions du Seuil viennent de publier en poche ce bijou de la littérature algérienne francophone : Jours de Kabylie. Un livre qui décrit la vie quotidienne de Kabylie et qui est supporté par les croquis de Charles Brouty, l’ami de Feraoun.

Djamila Addar

La Kabylie heureuse de Mouloud Feraoun

Les éditions du Seuil viennent de publier en poche un livre simple et délicat de Mouloud Feraoun, Jours de Kabylie, construit comme un dialogue entre ses descriptions de la vie quotidienne d’un village berbère et les croquis de son ami dessinateur, Charles Brouty.

Il y a le mythe Mouloud Feraoun, et il y a l’écrivain. Le mythe, c’est celui qu’a construit l’OAS en croyant l’abattre, avec cinq de ses collègues des centres sociaux créés par Germaine Tillion, ce sombre 15 mars 1962. L’écrivain, c’est ce parfait artisan de la plume qui a donné à son pays, avec une tendresse et une attention étonnantes, quelques-unes de ses plus belles pages de littérature francophone.

" Dieu le fracas que fait un poète qu’on tue " : ce vers d’Aragon vaut pour Mouloud Feraoun. Quelques mois plus tard, dans une Algérie définitivement indépendante, Ferhat Abbas baptisera " Mouloud Feraoun " le centre socio-culturel de SétifÂ? Lorsque Mouloud Feraoun et Charles Brouty écrivent " Jours de Kabylie ", ce ne sont pas à des images de sang qu’ils nous convient. Ce sont des images de paix, la marche lente d’une population rurale et pauvre, le recommencement des jours et des générations, les jeunes, les vieux, les femmes, les hommes, la place publique autour de laquelle s’organise la vie locale (la Djemaâ), la fontaine où les jeunes filles vont puiser l’eau, le rôle et la place du Cheikh, que les Kabyles respectent tout en le tenant un peu à l’écart, avec un fond libre-penseur et un goût permanent pour la liberté qui les conduit à se défier de tout ordre qu’on voudrait leur imposer.

Remarquables, les descriptions du marché, au bourg situé à quelques kilomètres du village, les marchandages, les stratégies. Formidable le chapitre sur les vieilles femmes qui rapportent, voûtées, le bois du foyer, et rafraîchissant celui sur les bergères, décrites par leurs chèvresÂ? En fait, par un kaléidoscope savant, c’est tout un monde qui ressurgit, un monde lumineux d’humanité et de soleil, encadré par ses traditions et emporté dans une mutation historique sans précédent. Emouvant à ce titre l’ultime chapitre, où Mouloud Feraoun revient sur son rôle d’instituteur en Kabylie, revenu enseigner, apporter le savoir, dans ce village dont il est issuÂ?

Que penserait, qu’écrirait Mouloud Feraoun des déchirements contemporains de l’Algérie ? Inutile d’y songer, son parcours s’est arrêté, dans la tragédie, à quelques jours des accords d’Evian. Mais nul doute que sa parole de juste nous reste précieuse aujourd’hui.

Olivier Zegna Rata


Si vous voulez voir des photos (récentes et anciennes) du village de Mouloud Feraoun ainsi que de sa tombe, vous pouvez consulter le site de l’association Tizi-Hibel :

www.tizihibel.net


D’aprés une chronique écrite par Abdennour Abdesselam dans le journal "Liberté" du 15 mars 2001, rendant hommage à Mouloud Feraoun, tous les romans de cet illustre écrivain ont été traduits en russe, en arabe, en allemand, en italien, en anglais et en espagnol.


http://www.kabyle.com/article.php?id_article=4371


“J’ai du respect pour Feraoun”

Lucy McNair réside à New York depuis 1996. Après des études aux États-Unis puis en Allemagne, elle passe 7 ans en France où elle obtient une maîtrise de traduction des textes d’auteurs maghrébins à l’université de Paris VIII. C’est là qu’elle découvre l’œuvre de Feraoun. Actuellement, elle prépare une thèse de doctorat en littérature comparée à City University of New York ayant pour thème “Le fils du pauvre, traduction et commentaire”.

Liberté : Comment vous est venue l’idée de traduire une œuvre comme Le fils du pauvre et pourquoi Feraoun ?
Lucy McNair : James Le Seuer, professeur d’histoire à l’université de Nebraska et spécialiste du colonialisme français, a proposé à la presse universitaire de Virginie ce projet de traduction à la suite de la publication de la version anglaise du Journal de Feraoun, qu’il a lui-même édité pour la presse universitaire de Nebraska en 2001. Le Journal a été très bien reçu dans les milieux universitaires. Le projet du roman traînait déjà pas mal de temps lorsque j’ai contacté la presse universitaire. Je venais de publier un extrait du roman dans le journal Sites ; en cherchant les droits de traduction, j’ai découvert que la presse universitaire en Virginie les a achetés. C’était bien évident pour tous ceux qui sont concerné par l’histoire de l’Algérie ou l’histoire de la France colonialiste, que le livre mérite d’être traduit depuis longtemps. C’est un livre accessible et sincère qui donne une vision du monde kabyle à un moment-clé de l’histoire contemporaine et dans ce contexte, il peut devenir un livre de référence pour les cours universitaires de littérature mondiale. La presse universitaire a donc accepté mon travail et j’ai commencé à traduire le livre en septembre 2002. Autre chose importante, Jim a proposé que je traduise le manuscrit original du livre, c’est-à-dire le livre comme il a été écrit et publié par Feraoun lui-même en 1950, et non pas le livre qui a été substantivement édité et abrégé par les éditions du Seuil et oublié en métropole en 1954. Vu que l’éditeur le Seuil a demandé à Feraoun de supprimer le dernier chapitre qui s’intitule tout simplement “La Guerre”. Cette partie qu’on trouve plus tard dans la critique sociale et politique du Journal de Feraoun, ce chapitre a été réintroduit dans son livre posthume, L’Anniversaire, l’idée d’offrir une traduction de l’original nous a parue comme une opportunité irrésistible de réexaminer la vision humaniste et kabyle de cet homme si humble et si lucide.

Quand est-ce que vous avez découvert pour la première fois l’œuvre de Feraoun et comment ?
J’ai fait mes études aux États-Unis et en Allemagne où je me suis spécialisée dans la littérature allemande du xxe siècle et où je me suis intéressée à la vie des immigrés et des réfugiés politiques.
Lorsque je me suis installée à Paris en 1989, je ne parlais pas la langue française et je n’avais qu’un titre de séjour touristique. J’étais donc illégale, pendant plus qu’un an. Installée à Montreuil, dans la banlieue proche de Paris, où je voyais tous les jours, en sortant du métro, des gens nord-africains contrôlés par la police pendant qu’ils me laissaient passer, jeune femme blanche sans papiers que j’étais, qu’avec des sourires. J’ai eu du mal à me mettre à apprendre le français, à me situer dans une société à la fois férocement républicaine et impérieusement raciste. J’ai rencontré un peintre marocain, Yamou, qui m’a offert un livre de poésie de Tahar Ben Jelloun. Je me suis inscrite à l’université de Paris VIII où j’ai préparé une maîtrise de traduction des textes maghrébins. En cherchant des livres, j’ai vite trouvé celui de Feraoun.
Comment appréciez-vous l’œuvre littéraire de cet écrivain, et particulièrement le roman que vous venez de traduire ?
Dans ses lettres et dans le manuscrit original, Feraoun explique que l’idée d’écrire l’histoire d’un petit Kabyle, l’histoire de lui-même, de sa famille, de son village, de ses espoirs et ses leçons de l’humilité, lui est venue de Roblès, de Camus et de l’exemple des auteurs français qu’il a rencontrés ou lus à l’école normale de Bouzaréah à Alger.
Si d’autres gens comme ceux-ci donnent l’expression à la vie intérieure, à la lutte humaine d’un peuple, pourquoi pas lui, pourquoi pas les Kabyles ?
Une chose est certaine, aucun Européen ne le fera à leur place. Sa conscience de l’importance de la littérature comme moyen d’exister à part entière parmi les peuples de la terre et sa conscience aussi des limites du travail intellectuel ou littéraire, des inégalités insurmontables, de l’indifférence générale surtout dans une situation de guerre, est la double donne de ce roman. Feraoun se sentait responsable, de par son parcours, de témoigner.
Dans le roman, il entretient une vision à la fois globale et locale occidentale et kabyle, et introduit entre les deux une ironie douce, un espoir sobre, un œil rigoureusement humain. Cela est présent dans l’histoire de son père, de sa tante, de Tankout, cet entrepôt de l’enfer pendant la guerre. J’ai du respect pour Feraoun. C’était un homme de cœur et d’esprit.
Comment est perçu Feraoun, le romancier, chez les américains ?
Il n’est pas connu. Ce roman est le premier à être traduit en anglais. Comme je l’ai dit plus haut, la traduction du journal de Feraoun a été bien reçue, mai surtout dans le milieu universitaire. On espère que cette traduction l’introduirait à un public plus général.
Avez-vous rencontré des difficultés dans la traduction du Fils du pauvre étant donné que ça parle de la société kabyle, étrangère pour vous ?
Peu de difficultés en fait. Feraoun écrit pour un public large aussi bien que pour sa famille. C’est donc un livre ouvert à l’extérieur, mais quand même, j’ai trouvé des confusions.
Par exemple : où se trouve le kanoun exactement. Ce qui pose la question de la maison, de l’environnement. Comment faire vivre l’image de Tizi Hibel pour un public qui n’a jamais vu un village kabyle. J’ai lancé un appel d’aide sur le web et un Kabyle, immigrant aux États-Unis vivant à Indiana, m’a répondu. Ce monsieur, instituteur lui-même, Mohamed Bacha, m’a expliqué la source des mots amazighs et m’a aidée à “voir” l’environnement du village. Autre chose, le manuscrit original n’a pas été édité. L’emploi des temps verbaux n’est pas uniforme : certaines phrases sont formulées d’une manières réduite ou compacte.
Malgré l’érudition évidente de Feraoun, son style classique, j’ai pu entendre dans ce roman le français kabyle comme il est parlé au Bar des sports de Montreuil, par exemple, où un ami Hafid lisait sa poésie. J’ai dû chercher un équilibre pour garder ces deux qualités de l’original en anglais, et l’anglais, pour cette raison, garde parfois l’impression de l’étrangeté.
En lisant ce roman, quel regard avez-vous sur la société kabyle ?
Fière, pauvre, incroyablement débrouillarde, une société de manque où chaque morceau de viande est compté et chaque relation est codifiée. La Kabylie des années 1930, 1940.
J’ai été impressionnée par la soumission catégorique des femmes à l’autorité mâle et en contrepartie le pouvoir de la grand-mère, de la tante, des personnalités féminines, souvent poussées par le manque à veiller sur la survie des leurs. Pour moi, ce roman va de paire avec l’étude de Pierre Bourdieu, qui a été d’ailleurs un amis de Feraoun.

Entretien réalisé par M. Si Belkacem. LIBERTÉ -Culture-
11/5/2004

Source:

http://www.amazigh-quebec.org/wwwpages/rubrique.asp

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