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Zighcult
24 octobre 2005

Azazga : La vie sans les gendarmes

Elle a la poigne rugueuse et énergique. De celle qui a beaucoup tâté la pierre depuis un an. La voix aussi détonne : « Waqila (peut-être) ils sont de la sécurité ! », lâche-t-elle en riant à la vitre de cette voiture de journalistes « contrôlée » à l'entrée de la ville d'Azazga, comme pour rappeler qu'elle est toujours prête à en découdre. « C'est Tassadit ! », s'empresse d'annoncer son compagnon. Tout le monde en Kabylie a entendu parler de Tassadit d'Azazga.

Elle s'est fait une place parmi les garçons, dans les batailles de rue. Souvent même à leur tête. Une figure du printemps noir, à l'allure débonnaire d'une adolescente joufflue et joviale, manifestement fière de tenir le « haut du pavé » face aux adultes qui tirent à balles réelles.

Il fait nuit depuis une heure. Tassadit et les siens distribuent des bougies aux automobilistes qui montent vers le centre-ville et qui auraient oublié le mot d'ordre de l'arch d'Ath Ghobri. La ville a sombré dans le noir. Tout le monde doit allumer une bougie. Nous sommes le 26 avril 2002, c'est la veillée des morts d'Azazga. Six jeunes sont tombés dans la même journée du 27 avril 2001. Tous tués par balles, abattus par les gendarmes de la ville, dans un large périmètre autour de leur brigade. Le cérémonial est poignant.

Dès les premiers virages annonçant la ville, la route est pavée de bougies. Sur les bords, au milieu, sur plus d'un kilomètre. Une haie de lumière irréelle, presque grandiloquente pour celui qui ne sait pas le souvenir qu'elle éclaire. Dans Azazga, localité la plus importante de grande Kabylie après Tizi Ouzou, il y a des bougies allumées partout. Des milliers de bougies à la flamme bien droite par ce soir sans vent. Réflexe de jour d'émeute, des enfants arrêtent les voitures pour réclamer de quoi acheter des bougies.

Dans l'ancienne église transformée en salle de conférence, les murs portent des centaines de photos du «printemps noir» tandis que sur une estrade trônent, cernés de petites flammes, les portraits géants fraîchement peints des six victimes du 27 avril 2001: Mouter Sofiane, Agadir Ahcène, Mehadi Mustaha, Irchène Kamel, Mallek Kamel et Sadat Youcef. Les deux jeunes qui tiennent le bureau ont oublié le nom de la sixième victime. Peu importe, ils dessinent de nouvelles affiches en silence.

« Depuis qu'ils sont partis nous respirons mieux. »
À l'extérieur, le moment magique du recueillement va progressivement céder le pas à la fougue des jeunes. Un lieu draine la foule. Sur le toit de ce qui fut la brigade de gendarmerie brûlent plusieurs feux. La carcasse du bâtiment a encore été investie par les manifestants. Une année durant, ils l'avaient assiégé. C'est leur conquête sacrée. Ils ont chassé les gendarmes. « Ils sont partis vers trois heures du matin, la nuit de la fête religieuse de l'Achoura, le 24 mars. A huit heures, la population occupait déjà le bâtiment », raconte Mustapha, un jeune commerçant. Le résultat est hallucinant. Tous les murs sont détruits, les dalles et les structures défoncées, les plafonds brûlés. « C'est de là qu'ils nous tiraient dessus. Il y avait la haine entre nous !» On raconte qu'un père de famille tranquille, maçon de son métier, a ramené ses outils et a travaillé la journée entière de l'Achoura à démolir méthodiquement un mur de la brigade.

Sur les marches d'un commerce fermé, un père s'est installé entre ses deux petites filles. Il observe sans broncher la farandole des jeunes ramenant de l'on ne sait où des quantités de pneus usés pour alimenter les feux. C'est ici, devant ce spectacle psychédélique d'un brasier fascinant, de la ronde des voitures klaxonnant et du son saccadé des slogans inamovibles du mouvement, que la mémoire des morts d'Azazga se pare de lumière: « Leur sang n'a pas coulé pour rien. » Les assassins ont été bannis du village « selon le mode rituel ». À défaut de pouvoir les faire juger. Madjid tient un café près de la mairie: «Depuis qu'ils sont partis, nous respirons un peu mieux. C'est un fait. Même si personne ne sait ce qui peut arriver demain.»

À Yakouren, à 11 km de là, les murs de la brigade de gendarmerie, accrochée à flanc de colline, portent les traces sombres des cocktails Molotov. Mais elle fonctionne encore. Il n'y a pas eu de morts ici. Le départ des gendarmes, c'est le trophée immédiat des villes et villages martyrs de Kabylie. Le calme n'est pas revenu pour autant. Les jeunes sont toujours dans la rue. Et pour commencer, ce samedi 27 avril. Une marche est partie du lycée de filles. Différente de celle qui est prévue par l'arch d'Ath Ghobri.

Quelques centaines d'adolescents à la vitalité débordante, plus de filles que de garçons. Ils font le tour de la ville, scandent «Ulach smah ulach» (pas de pardon), «pouvoir assassin», «l'Algérie n'est pas arabe, corrigez l'histoire» ou encore «Dimazighen, anerez ouala neknou! » (Nous, les Imazighen, nous casserons, mais ne plierons pas). Ils s'arrêtent devant chacune des six plaques noires commémoratives du 27 avril 2001 pour marquer une minute de silence. Centre totémique de la procession, l'inévitable brigade de gendarmerie en ruines. Les victimes sont tombées tout autour. Parfois, comme Mallek Kamel là où, dans une rue perpendiculaire, on se croyait à l'abri des tirs. Un fourgon de police fait de la figuration dans une rue gagnée au prix du sang par le testament populaire. Les policiers en service se font tout petits. La Kabylie a choisi de les tolérer, pour l'heure.

Les commerçants : « Enfin ! »
Le jour des morts d'Azazga est aussi jour de marché. La ville regorge d'une trépidante activité matinale. Comme si elle voulait rattraper le temps perdu. Kamel, la trentaine, diplômé d'électronique, vend du matériel informatique : «L'année a été bien difficile. Heureusement que je m'étais déjà lancé et que mon magasin se trouve dans le haut de la ville, loin de la brigade. Plusieurs de ceux qui sont à côté ont fait faillite. » Signe révélateur de la tension qui pesait sur la ville, les gendarmes ont fait quelques tournées nocturnes «d'adieu» à quelques jours de leur départ. Passages à tabac, saccage de devanture de magasins, dégradation de véhicules: la ville a payé un dernier tribut à cette cohabitation devenue impossible depuis un vendredi noir d'avril 2001.

À la mi-journée du samedi 27 avril, la première commémoration des martyrs d'Azazga tire à sa fin. La procession organisée par l'arch d'Aït Ghobri a fait le tour des tombes, rencontré des parents toujours éplorés, que l'indemnité accordée par l'Etat ne pourra consoler. L'avenir? Azazga a comme envie de savourer d'abord la vie sans les gendarmes. Les lycéens en marche ont peu évoqué les détenus, les manifestants arrêtés début avril et les animateurs interpellés ailleurs en Kabylie. Presque comme si le plus important était ailleurs.

Si la Kabylie honore ainsi ses morts, il n'y a pas à craindre qu'elle n'abandonne ses détenus. Certes l'activité les leaders connus du arch local est moins visible. «Ils se font plus rares.» Hamid, propriétaire d'un restaurant qui était le point de rencontre de la coordination des villages d'Ath Ghobri a fermé, il y a 20 jours. «Il a préféré faire un tour en France lorsque la vague des arrestations est devenue menaçante», explique son voisin cafetier. Simple précaution, car « ci aucun animateur n'a été arrêté».

À l'hôtel climatique « Tamgout » de Yakouren, le personnel prépare les tables pour un séminaire du Croissant rouge algérien. La vie continue. Ici on se veut optimiste: «Hier les gendarmes de Yakouren ont allumé eux aussi des bougies pour montrer qu'ils partageaient l'émotion de la population.» Geste dérisoire. Ils devront, et avec eux le pouvoir, se préparer à ce que le souvenir des morts du printemps 2001 perdure. Près du cimetière où gît Sadat Youcef, une banderole parle aux vivants: «Si nous venons à mourir défendez notre mémoire.»

El Kadi Ihsane

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