Rachida Madani
« Née en 1951 à Tanger, où elle vit toujours. Son premier recueil*, Femme je suis, avait résonné en son temps comme un prodigieux cri de guerre et d’amour. Le cri d’une femme, certes, mais surtout d’une poétesse de race qui venait jeter un pavé dans la mare de l’ordre littéraire ambiant. Poète des mauvais jours, selon sa propre expression, elle a creusé avec rage le mur du désespoir, ne sachant pas (ou sachant) qu’elle nous mettait ainsi "un soleil à portée de main". Vingt ans plus tard, elle revient avec un autre brûlot, Contes d’une tête tranchée. Un livre qui prend à la gorge et aux tripes et ne lâche le lecteur qu’une fois qu’il a bien assimilé la visée de Rachida Madani : faire en sorte que son cri rende "impraticable le chemin de l’oubli." »
Abdellatif Laâbi, La Poésie marocaine de l’Indépendance à nos jours, Anthologie, Éditions de la Différence, 2005, p. 161.
XII
« Le temps passe et lui emporte la moitié
du visage
tandis que dans l’autre
il lui reste si peu de mots
si peu d’images
qu’elle n’arrive pas à faire
un livre de pauvre.
Si peu de salive qu’à racler l’aride
sa voix sèche et se brise.
Perdu le rêve des mers hurlantes
montant çà l’assaut des palais de jade,
perdu par le sortilège des souhaits de
longue vie et de prospérité
pour Shahrayar.
Elle ne peut plus se lancer sur la trace
des renégats
elle ne peut plus avancer
elle ne peut plus dire si cela fait mal.
Elle ne sait plus si elle écrit à tâtons
où si les mots se jettent à sa face
elle ne sait plus avec quel bâton fouiller
quel espace.
Elle écrit en aveugle
et la peur l’accompagne. »
Rachida Madani, Contes d'une tête tranchée in Blessures au vent, Clepsydre/Éditions de la Différence, 2006, p. 133.
http://terresdefemmes.blogs.com/mon_weblog/2006/02/rachida_madanil.html
Tu n’es pas venu au monde
pour voir tes eaux blanchir
dans les eaux blanches
d’un Bou-Regreg
ni pour contempler ton ombre décroître
sur les routes de détresse.
Prends feu à ma voix, frère
je détiens le privilège heureux
de semer l’orage.
Lève-toi et crie ta nuit
si tu oses
soulève-la au-dessus de ta tête branlante
et jette-la au sol
si tu oses
la nuit casse comme du verre !
puis laisse parler ton kif
tu as le bouquet prophétique
quand tu chantes les catastrophes…
Lève-toi frère
chaque soleil couché
est un homme mort.
Blessures au vent réunit les deux seuls recueils de Rachida Madani, introuvables au Maroc et en France : Femme je suis (1981) et Contes d’une tête tranchée (2001) – à propos desquels Abdellatif Laâbi, dans son anthologie La Poésie marocaine de l’Indépendance à nos jours, a écrit : « Femme je suis avait résonné en son temps comme un prodigieux cri de guerre et d’amour. Le cri d’une femme, certes, mais surtout d’une poétesse de race qui venait jeter un pavé dans la mare de l’ordre littéraire ambiant. Poète des mauvais jours, selon sa propre expression, elle a creusé avec rage le mur du désespoir, ne sachant pas (ou sachant) qu’elle nous mettait ainsi “un soleil à portée de main”. Vingt ans plus tard, elle revient avec un autre brûlot, Contes d’une tête tranchée. Un livre qui prend à la gorge et aux tripes et ne lâche le lecteur qu’une fois qu’il a bien assimilé la visée de Rachida Madani : faire en sorte que son cri rende “impraticable le chemin de l’oubli”. »
L’histoire
peut attendre
Une femme monte dans un train pour fuir sa ville et pour écrire. Assise dans le compartiment, papier et crayon à la main, ce sont des dessins qui surgissent : paysages qu’elle aperçoit par la fenêtre, personnes qui entrent ou qui sortent. Certains dessins naissent par hasard, d’autres par la seule « volonté » de la main qui dessine, tel cet homme assis à l’ombre d’un figuier, la femme à ses côtés, une plage, le chien, la mer. Autant d’ingrédients pour un récit qu’elle essayera d’écrire pendant le trajet. Et voici que les dessins se mettent à mener leur propre vie dès qu’elle s’assoupit et relâche sa vigilance. Aux paysages dessinés vont bientôt se substituer la plage de son enfance et les événements qu’elle y a vécus ; au visage de l’homme sous le figuier, va se superposer un visage connu, aimé même et qui fait remonter avec lui, du fin fond du passé, une interrogation lancinante : qui est Khadir ? Réalité, fiction, présent et passé se succèdent au rythme des secousses du train qui la plongent entre rêve et sommeil.
Dans ce roman singulier, qui est aussi un voyage initiatique autour du mythe coranique d’Al Khadir, la narration progresse en s’appropriant contes et poèmes, revenant sur elle-même comme si le récit pouvait se faire et se défaire à l’infini. C’est, sans doute, pourquoi – avec un petit ou un grand H – l’histoire peut attendre.
http://www.ladifference.fr/fiches/auteurs/madani.html