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Zighcult
19 novembre 2006

24 heures chez les nomades

A peine la pluie a-t-elle cessé de tomber que Aghali Sabiou soulève le pan ouest de la tente baissée et se précipite dehors. Il scrute le ciel encore chargé de nuages et se tourne vers moi, les yeux scintillant de joie : " Dieu merci, soupire-t-il. Cette pluie est la meilleure de toutes celles qui sont tombées cette année ". Puis, il ajoute, comme pour revenir à notre entretien commencé un peu plus tôt : " tu vois, nous les nomades, nous sommes plus dépendants du ciel que de l’Etat. S’il pleut nous sommes heureux toute l’année, s’il ne pleut pas personne ne peut nous être utile.

Et alors nous souffrons toute l’année. Cette pluie nous rend l’espoir. J’espère que l’année ne sera pas trop mauvaise".

A. Sabiou appartient à la tribu des Illabakane dont l’aire de nomadisation s’étend sur un rayon de trente kilomètres autour du village d’In-Wagar. Né en 1957, il n’eut pas contrairement à son frère Aboutal la chance d’aller à l’école.

Sa mère s’y était opposée. Ce qu’il regrette amèrement aujourd’hui : " lorsque j’étais en âge d’aller à l’école mes parents y étaient réticents et me cachaient dans les broussailles. Je me nourrissais des fruits sauvages. La vie était quand même très facile pour moi, car le soir au campement, j’avais tout. Aujourd’hui, les choses ont changé. Je suis une victime, comme tant d’autres du rejet de la scolarisation par les Touaregs d’hier. " Mais pour A. Sabiou, un espoir demeure: " mon frère travaille dans les mines d’Arlit et gagne beaucoup d’argent. J’aurais tout donné pour être comme lui " Paradoxalement, les deux enfants de A. Sabiou ne vont pas à l’école. Quand je lui demande de m’expliquer cette contradiction, il répond : " l’aîné m’aide à garder les animaux. Quant à Moussa, le cadet, je te l’enverrai à Niamey pour que tu l’instruises. Ici, à l’école du village, les enfants n’apprennent rien… Ils apprennent à être paresseux et inutiles pour leurs parents. Ils sont rares, ceux qui réussissent. ". A. Sabiou n’aime pas parler de la politique. Lorsqu’on lui demande ce qu’il en pense, il répond : " Je ne sais parler que des animaux, de leurs maladies, du meilleur emplacement pour un campement, etc ".Cependant, dès qu’on lui demande ce que l’avènement de la 5ème République a apporté comme changement, il répond sans équivoque : " Je ne vois pas trop ce que ce changement a apporté au monde que je suis. Pour moi, le changement ne peut s’apprécier qu’à trois niveaux : la santé, l’eau, les vivres. Or, à ces niveaux je ne vois aucune amélioration. Cela, me semblet- il, est valable pour tous les nomades. Moi, ma vie ne change pas, toujours entre le campement, le pâturage et le puits. En ces lieux, je n’ai jamais rencontré un représentant de l’Etat, et encore moins son assistance. "

Pour A. Sabiou, la vie nomade ressemble à un cercle vicieux. " Pendant la saison sèche, nous nomadisons autour du village jusqu’à l’arrivée des premières pluies, qui nous poussent vers le nord, dans les plaines d’Ingall.

Toute notre vie est une répétition de ce processus ".

A.Sabiou a rejoint le campement de son beau-père au début des premières pluies, en juin dernier. Auparavant, il se trouvait à sept kilomètres de là, au lieudit Assilik près de son puits, qu’il a fait creuser, il y a deux ans. Pendant dix mois, ses déplacements se sont limités à quelques rotations, d’une à plusieurs centaines de mètres autour de son puits. Et durant cette saison sèche, ses activités sont réduites : " Chaque matin je vais puiser de l’eau pour abreuver les ovins et les caprins, tandis que les camelins et les bovins attendent, quant à eux, plusieurs jours avant de revenir au puits ".

Il est cinq heures trente. Depuis quelques minutes, une espèce d’agitation parcourt le campement. La vie semble en effet reprendre, petit à petit, son cours habituel. Les aboiements répétés des chiens rappellent à ceux que le " satan berce " encore, comme on dit ici, dans leur lit que le jour se lève.  Des silhouettes à peine identifiables dans la pénombre matin vaquent à plusieurs activités. Les feux s’allument un peu partout, pendant que quelques bambins, à peine réveillés, envahissent le troupeau de chèvres pour traire du lait. Ce matin, Aghali Sabiou, sa femme

Zahara et leurs deux enfants, Baye et Moussa, se sont levés tôt. Durant toute la nuit, les conversations, dans le campement, ont porté sur la question du déplacement. Et exceptionnellement, il fallait se lever tôt, surtout pour les enfants, pour préparer le départ de la tente en même temps que les autres. Pendant que Baye et Moussa s’amusent à traire les chèvres et les brébis dont ils enduisent les mamelles avec les bouses fraîches, pour en empêcher la tétée durant toute la journée, A. Sabiou trait quelques chamelles et vaches dont le lait sera partagé en deux parts : une part qui est immédiatement consommée comme petit déjeuner et une part directement conservée dans la grande gourde familiale pour le déjeuner express, fait de grains de mil pilés mélangés avec du lait caillé et des fromages. C’est un " Aghijira ", qui est immédiatement servi aux membres de la famille et à leurs hôtes par la patronne des lieux, aussitôt à la fin du déplacement.

A. Sabiou prépare rapidement le thé que sa femme ne prendra pas avec lui, puisqu’elle est partie à l’aube pour ramener au campement les quelques ânes qui ont préféré brouter, toute la nuit durant, de l’herbe fraîche, fortement arrosée par la pluie de la veille.

Le lieu du prochain campement est bien choisi. La veille, une équipe de répérage y a trouvé de l’herbe fraîche et de l’eau en abondance coincée entre la vallée au sud et la dune au nord, la plaine verdoyante, qui accueille le camen réalité. Car l’unité du campement n’est jamais irréversible et les décisions sont toujours prises collégialement. A tout moment, une tente peut se détacher de l’ensemble pour rejoindre un autre campement, ou même se déplacer seule. En général, les grands campements se forment en prélude à un grand mouvement de transhumance qui amènerait les campements sur des terres étrangères ou hostiles. Il en est ainsi pendant la grande transhumance vers les salines de Tiguida. La disposition des tentes du campement de A. Sabiou se prète à l’éventualité d’une dispersion. Elles forment un triangle rectangulaire dont les tentes de Aghali et de son frère Aboutali forment l’angle obtus, celles de sa sœur et du gendre de celle-ci l’angle droit et celles de son beau-père, des gendres et courtisans de celui-ci, l’angle aigu. Cette disposition introduit les notions de distance et d’intimité, dans la complémentarité et le vivre ensemble, qui caractérisent la vie nomade. Elle présuppose surtout la liberté de se détacher et de s’en aller à tout moment, sans émouvoir personne.

La vie nomade est un mouvement à géométrie variable, mais dont les figures sont le cercle vicieux, symbole de la précarité et du non-progrès, et le triangle rectangulaire dont les angles peuvent aussi bien décrire la disposition des tentes que les trois points cardinaux pement ce matin, à deux kilomètres de l’ancien emplacement, s’étire à perte de vue, d’Est en Ouest.

Le campement de A. Sabiou comprend une douzaine de tentes. Il n’en est pas le chef, mais une des personnalités influentes. Son beau-père y fait figure de chef, sans véritable pouvoir, pour un nomade : le puits, le pâturage et le campement. Y a-t-il une autre alternative ? Sans une réelle volonté politique et une véritable prise en charge par les pouvoirs publics, les nomades demeureront pour toujours entre la précarité du cercle et la monotonie du triangle.

Aghali Abdelkader

(Envoyé spécial à Agadez)

24 heures chez les nomades (www.republicain-niger.com)

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